La citation comme technique de persuasion et comme preuve

Comment nous utilisons le matériel documentaire dans les textes ethnographiques

Le recours à des citations dans un texte de sciences sociales basé sur du matériel documentaire est chose si usuelle et banale qu’il semble inutile d’en interroger la raison d’être1. Le procédé discursif consistant à citer les propos d’autrui ou un document quelconque se trouve chez les journalistes, les chroniqueurs, les diplomates, les philosophes des époques anciennes. Les romanciers et les conteurs s’en servent également. Rien d’original dès lors de la part des historiens, sociologues ou anthropologues, rien en tout cas qui semble mériter une analyse. Et, de fait, il existe peu d’écrits dus à des chercheurs sur cette figure de style particulière qu’est la citation. La banalité du procédé n’implique pas cependant qu’y avoir recours soit exempt d’intentions précises de la part de son auteur ni qu’il soit sans conséquence sur la perception d’un texte par ses lecteurs.

Pourquoi citer, quoi citer, comment citer sont des questions qui s’imposent en cours d’écriture, notamment dans le cas des textes ethnographiques, auxquels je restreins ici mes observations. Sauf exception, ceux-ci sont basés sur une enquête intensive et impliquée de plusieurs années visant à rendre palpables et intelligibles les existences d’individus concrets, le plus souvent liés entre eux, qui sont saisis dans le cours de leurs activités ordinaires. Le résultat le plus immédiat d’une telle enquête consiste en notes de terrain, ou journal d’enquête, en conversations ou entretiens, enregistrés ou non, en écrits publics et privés de diverses natures, mais également en photos, vidéos, objets variés. C’est le matériel documentaire, dont des extraits vont ensuite apparaître sous forme de citations dans les textes qui résultent de l’enquête. Si le terme de « citation » désigne le plus souvent un extrait de conversation repris mot à mot, ou supposément mot à mot, ce qui est appelé le verbatim, il peut tout aussi bien se référer à un extrait de document écrit, ce qui vaut pour les archives, les articles de journaux, mais, également, pour les notes de terrain. C’est selon ces deux acceptions que je vais l’utiliser.

Reprendre une à une chacune des trois questions ci-dessus énoncées oblige à ce constat qu’il n’existe parmi les chercheurs aucun principe clair et partagé auquel se référer, qu’il s’agisse de la raison d’être des citations, des critères pour les extraire d’un matériel documentaire qui peut être abondant et multiforme, ou de la façon de les présenter dans le cadre d’un texte.

Pourquoi citer ? Les uns assurent que c’est un moyen de preuve irremplaçable une fois inséré dans un dispositif argumentatif, ce qui leur octroierait un statut épistémologique de première importance, d’autres y voient de simples accessoires de communication destinés à illustrer un propos ou à rendre vivante une situation. Le texte ethnographique, en somme, présente des garanties de scientificité pour les uns, est un genre littéraire entre témoignage et reportage pour les autres.

Quoi citer ? Les uns isolent des scènes marquantes, propres à intriguer, des récits vifs et éloquents, des propos typiques d’un point de vue, d’autres usent de pré-codages ou de techniques d’analyse de contenu pour faire émerger des thèmes, avec leurs fréquences et leurs connexions.

Comment citer ? Une partie des textes se signalent par une mise en page qui fait ressortir visuellement le matériel documentaire, sous forme de blocs en retrait et en corps réduit, parfois en italique, comme s’il s’agissait de pièces restées en l’état, non retravaillées, pareilles à des décalques de la réalité. Mais ce principe ne s’exerce que partiellement. Les citations brèves, de quelques lignes seulement, sont le plus souvent intégrées au texte maître. C’est aussi le cas des citations d’une certaine dimension après qu’elles ont été démembrées et réécrites pour se fondre dans la continuité du texte maître. Si cette façon de faire est typique d’une grande partie des écrits ethnographiques, au point de sembler une convention établie, elle n’est pas systématique. De nombreux ouvrages, en effet, prennent appui sur un matériel documentaire tout aussi solide et abondant sans faire usage de blocs en retrait ou en corps réduit.

Bien que la perplexité soit de mise face à des pratiques et à des avis aussi dissemblables, partir de ces trois problèmes, du plus simple à percevoir au plus délicat à formuler, puisqu’il a trait au statut épistémologique de la citation et au fondement de l’entreprise sociologique, permet de définir trois axes d’analyse.

Tout d’abord, comment expliquer que du matériel documentaire soit mis en évidence sous forme de blocs en retrait dans la plupart des textes ethnographiques ? Et pourquoi n’est-ce pas le cas pour tous ? Est-il possible d’estimer les bénéfices et les inconvénients des deux options, par exemple en termes de solidité de la démonstration, de persuasion du lecteur, d’agrément de la lecture ?

Une interrogation plus décisive concerne le passage entre le stock documentaire dont dispose le chercheur désormais astreint au devoir de rédaction et son utilisation dans le texte final. Seule une partie de ce stock, matérialisé dans de l’écrit ou disponible sous la forme de « notes mentales » (headnotes, selon le terme d’Ottenberg, 1990, p. 144), trouve un usage dans les comptes rendus publiés. Quels critères ou quelles nécessités président à ces choix ? Ce sont là autant d’arbitrages que le chercheur doit effectuer, souvent de paragraphe en paragraphe et sur plusieurs versions successives du même texte. Mais ces arbitrages sont invisibles pour le lecteur. Tout se passe dans le huis clos entre le chercheur, ses pièces documentaires et son ordinateur, auxquels s’adjoignent brièvement quelques collègues parfois. Ces multiples décisions, petites ou grandes, décident cependant du résultat de l’enquête sous forme du compte rendu final, au même titre que le processus d’enquête lui-même.

Contre l’idée qu’il s’agirait d’un problème d’ordre littéraire, assez insignifiant en comparaison des enjeux de connaissance, ce sont en réalité ces enjeux mêmes de connaissance qui se trouvent abordés au travers de la citation du matériel documentaire, et, plus généralement, de l’écriture. Comment se fabrique et se communique à autrui ce que nous déclarons être une forme de connaissance du monde social rigoureuse, éprouvée, éminente en comparaison des formes de connaissance rivales ? Autrement dit : comment établir et faire reconnaître le bien-fondé d’une étude sur le monde empirique au moyen de l’écriture, à la fois instrument et médium de la connaissance ? Comment réussir, par du texte, à persuader autrui que « la réalité extra-textuelle » est convenablement décrite et analysée, et qu’il est possible d’en apporter des preuves (Ginzburg, 2003, p. 43-53), ce à quoi concourt la citation de pièces documentaires ? C’est là l’objet de la rhétorique. Mais, sous la simplicité abusive du mot, de quoi s’agit-il ?

Selon une acception d’esprit philosophique, c’est « l’étude des moyens de preuve utilisés pour obtenir l’adhésion » d’un auditoire ou de lecteurs (Perelman et Olbrechts-Tyteca, 2008, p. 1), avec cette précision que, par « moyens de preuve », il faut comprendre « moyens discursifs » (p. 10). Si cela exclut l’intimidation, la contrainte physique, la propagande, la séduction, les formes de conditionnement, cela amène également à laisser de côté, au moins provisoirement, « les aspects du raisonnement relatifs à la vérité » (p. 5). Une distinction du même ordre conduit à mettre en lumière l’existence d’un « vocabulaire des motifs » (Mills, 1940), ou d’une « grammaire des motifs » (Burke, 1945), indépendamment de la réalité des conduites auxquelles sont associés de tels motifs.

À la différence du rhétoricien, le sociologue conséquent ne peut toutefois se cantonner aux seuls aspects du raisonnement « relatifs à l’adhésion », sans se préoccuper également de ceux « relatifs à la vérité ». La notion de preuve apparaît dès lors dans sa dualité, ou son ambiguïté, ce qui est une source de difficulté pour l’analyse2. Des livres et des articles en grand nombre se sont efforcés de clarifier le problème de la preuve et de proposer des définitions admissibles par tous, mais en vain. La même difficulté s’étend à la citation du matériel documentaire, à la fois attestation de la réalité empirique et moyen de persuasion à destination des lecteurs.

Dans l’esprit de la plupart des chercheurs, la preuve est l’instrument de la vérité. « Pour moi, comme pour beaucoup d’autres, les notions de “preuve” et de “vérité” sont partie intégrante du métier d’historien », énonce avec fermeté Carlo Ginzburg (1997, p. 23), à l’encontre des thèses relativistes qui amènent à assimiler narration historique et narration romanesque et qui restreignent la rhétorique à sa fonction de communication (Ginzburg, 2003, p. 30). Mais « la vérité » n’est jamais si directe et immédiate qu’elle serait indemne d’erreur, de mensonge, de déguisement, d’auto-illusion, comme il peut arriver à chacun d’en être accusé ou d’en accuser autrui. Surtout, nul n’ignore que l’arrangement des faits est l’ordinaire des organisations, et que, parmi elles, beaucoup usent de trucages délibérés, y compris celles qui prétendent éclairer la population ou qui se disent exemplaires en matière de transparence (Altheide et Johnson, 1979 ; Berthaut, 2013). Le domaine des sciences naturelles n’est pas davantage épargné, malgré leur réputation d’être robustes, vérifiées, rectifiables, indemnes des contingences et influences de l’activité humaine ordinaire (Gutwirth et Christaens, 2015 ; Chevassus-au-Louis, 2016).

Rien en effet ne ressemble davantage à une véritable preuve qu’une preuve fabriquée de toutes pièces ou mal interprétée, rien non plus à une véritable démonstration qu’un paralogisme ou un raisonnement sophistique. L’interrogation circonspecte et par rebonds de Jean-Claude Passeron (2001, p. 31) fait état de la difficulté : « Comment les sociologues prouvent-ils les conclusions dont ils affirment la “vérité” au terme de leurs raisonnements ? Sur quelles opérations logiques s’appuient donc les chercheurs […] lorsqu’ils affirment ou nient la vérité d’une description ou l’exactitude d’un récit, lorsqu’ils affirment ou nient la force probante d’une comparaison ou la portée d’un calcul statistique, lorsqu’ils affirment ou refusent la nécessité d’une conséquence ? »

C’est cette même difficulté à laquelle j’ai été confronté pour ce texte, ayant le sentiment de m’avancer par instants sur une ligne de crête vacillante, dont l’un des versants est celui de l’argumentation destinée à persuader, et l’autre celui de l’attestation empirique destinée à convaincre de la réalité des faits et des explications causales, ce à quoi concourent les mêmes techniques d’écriture, notamment la citation de pièces documentaires. Sans doute serait-il rassurant de distinguer avec netteté la composante proprement rhétorique et la composante principalement référentielle dans les pièces documentaires, mais ce serait là s’engager dans une division purement spéculative. Car citer une pièce, c’est tout à la fois prouver un état des choses, du moins le revendiquer, et tenter d’en persuader autrui.

S’il existe divers livres et articles sur les questions d’écriture ou de rhétorique dans les sciences sociales, rares sont ceux qui descendent dans le détail concret des choix opérés par un chercheur donné en matière de citations. Hormis Ricca Edmondson (1984) et Joseph Gusfield (1990), qui analysent le rôle des citations dans divers ouvrages, notamment Learning to Labour de Paul Willis (1981) pour la première, Tally’s Corner d’Elliot Liebow (1967) pour le second, la principale étude basée sur un matériel empirique est due à Anne Corden et Roy Sainsbury3. Dans cette étude, toutefois, seules sont considérées les citations de propos, ce qui laisse de côté l’insertion d’autres documents, notamment les notes de terrain. En outre, l’analyse est rudimentaire, car elle s’en tient à des séries de constats ou d’opinions, sans se référer à aucun moment à des exemples précis de citations et aux arbitrages survenus dans le cabinet mental d’un chercheur déterminé.

Seules des publications dont l’auteur a gardé, et rend accessible, la quasi-totalité de son matériel documentaire et plusieurs des versions du texte sont éligibles pour une analyse allant dans le détail concret des décisions d’écriture prises par cet auteur4. À défaut de le réaliser sur les enquêtes dues à d’autres, ce qui exigerait d’accéder à leurs archives et de pouvoir les interroger ensuite, je le ferai sur deux des miennes, celle sur le Front national et celle sur Martial (Bizeul, 2003 ; 2018). J’ai en effet sous la main, pour les avoir gardés presque en totalité, matériaux d’enquête et versions successives. L’utilisation de mes propres textes me permet assez aisément d’expliquer pourquoi j’ai écarté du compte rendu final une citation figurant sous forme de bloc à un moment donné, ou pourquoi je l’ai résumée afin de l’inclure dans la continuité du texte maître, mais également pourquoi j’ai réécrit ou coupé un passage de telle autre.

Faire état de la façon dont j’ai procédé en matière d’écriture pour rendre compte des choses le plus exactement possible, mais également, inséparablement, pour convaincre les lecteurs de l’intérêt de mes observations et de mes analyses, comporte une part de fiction : ces décisions d’écriture le sont en fonction d’un partenaire composite et insaisissable, dont les réactions sont escomptées et néanmoins restent inconnues, et qui, si elles étaient précisément connues, seraient divergentes et peu éloquentes, à savoir « le lecteur ». Celui-ci va demeurer dans ce texte à l’état de « lecteur-simulacre » selon une formule de Louis Marin, reprise par Chartier (2009, p. 217), et être un partenaire d’autant plus accommodant que ses réactions sont celles que l’auteur lui imagine. La valeur des arguments que je vais présenter comporte donc cette fragilité, et cette facilité, tout comme c’est le cas pour les autres il est vrai, de rendre raison de ma façon de procéder en arguant de l’assentiment d’un public indéterminé, et sans doute hétéroclite (Marcus et Cushman, 1982, p. 51-53 ; Van Maanen, 1988, p. 25-33). L’abîme est toutefois moindre que cet avertissement le laisse entendre. Ce sera l’objet de la conclusion.

Revenir sur les principes rarement explicités qui guident l’écriture de nos textes, par le biais de l’emploi des citations, conduit à évoquer une question délicate à laquelle chacun se trouve confronté : existe-t-il une meilleure façon d’écrire et, en particulier, de faire usage des citations ? Existe-t-il des « secrets de métier » (Van Maanen, 1995, p. 61), des « conventions discursives » (Carrard, 2013, p. 13), un savoir-faire qui peut se transmettre ? Les aspirants écrivains ont à disposition de nombreux ouvrages à base de conseils et d’exemples et peuvent s’inscrire dans des ateliers d’écriture, en particulier aux États-Unis. Peu de textes s’attachent concrètement à cet aspect du travail en sociologie, du moins en France5, et rares, sinon inexistants, sont les TD qui y sont consacrés dans un cadre universitaire. Rares également sont les lectures ou comptes rendus de livres qui portent attention à ces points. L’originalité éventuelle du mode d’enquête, la cohérence théorique, la portée morale et politique semblent seules avoir de l’importance.

Une raison possible du peu d’appétence pour ces questions est le fait que nous suivons des modèles d’écriture établis de longue date, si bien que nos textes ont un air de parenté, équivalents à ces tableaux sortis des mêmes ateliers de peinture, malgré certaines singularités de style. La citation d’extraits d’entretiens ou de notes d’observation sous forme de blocs séparés du texte maître est ainsi observable dans certains des premiers comptes rendus d’enquête, voici une centaine d’années. Deux livres au moins, publiés en 1923 aux États-Unis, en témoignent : The Unadjusted Girl de William Thomas, The Hobo de Nels Anderson. Ils sont basés principalement sur des récits biographiques brefs, de moins d’une page pour la plupart, dans un cas ceux de jeunes femmes ayant recours au sexe pour de l’argent, dans l’autre ceux de travailleurs itinérants. Dans les deux livres, ces récits sont imprimés en corps réduit, sans être en retrait, ce qui suffit néanmoins à les distinguer du texte maître. S’il est observable pour la plupart des enquêtes de cette période que j’ai pu consulter, ce n’est pas le cas pour toutes cependant. Les trois enquêtes majeures de type ethnographique réalisées dans l’État du Mississippi au cours des années 1930 conduisent ainsi à trois livres où les citations ne reçoivent pas le même traitement graphique6.

Dans la presque totalité des enquêtes publiées en France et aux États-Unis depuis une trentaine d’années, soit plus de quatre sur cinq des soixante livres que j’ai pu consulter pour me faire une idée, les extraits d’entretiens sont signalés par le même dispositif visuel, formé de zones de texte en retrait et en corps réduit, ou en italiques. Les extraits de notes de terrain le sont moins fréquemment, soit dans un tiers des livres consultés. Parfois, ils sont mis en valeur dans un encadré. L’étude de Corden (2007, p. 19) établit un constat similaire pour la Grande-Bretagne. Ma façon de procéder, dès mes premières enquêtes, me place dans cette catégorie.

Les livres qui présentent des blocs en retrait et en corps réduit laissent percevoir la façon dont ils sont fabriqués, ou du moins le font imaginer, ce qui peut conduire au sentiment qu’il a suffi à leurs auteurs de procéder par étapes, conformément aux indications de divers manuels : classer le matériel documentaire, faire émerger des thèmes, réaliser un schéma préparatoire, mettre en place les extraits appropriés, et ainsi aboutir à une première version du texte, qui pourra en exiger plusieurs autres avant d’être finalement publié. En réalité, loin de consister en opérations techniques s’ordonnant aussi nettement, les décisions ayant trait à l’utilisation du matériel documentaire impliquent des considérations en cascade, qui se surajoutent et s’imbriquent, comme l’exigence de la preuve, la loyauté envers les enquêtés, l’intérêt escompté de lecteurs diversifiés dont les contours toutefois restent indéterminés, la lisibilité et un certain agrément, la dimension maximale du texte. Expliquer « comment c’est fabriqué », c’est s’efforcer de rendre manifestes des enjeux difficiles à appréhender distinctement, et c’est devoir admettre des choix qu’il est impossible de fonder entièrement en raison concernant ses propres écrits, tant au final cela s’avère une affaire de goût façonné au contact des autres et issu d’usages de l’écriture qui se sont progressivement et de loin instaurés (Chartier, 2009, chap. 11).

En amont de l’analyse sur l’emploi et la forme des citations, il me faudra éclaircir ce point : que faut-il entendre par matériel documentaire ? Pour que citer apparaisse comme un enjeu, encore faut-il disposer de pièces méritant d’être citées. Des notes de terrain erratiques, par exemple, risquent d’être peu utiles. C’est alors à deux séries de décisions que le chercheur doit s’affronter, si du moins on admet provisoirement cette version simplifiée du lien entre notes de terrain et texte en devenir.

La première série de décisions conduit à établir un ordre d’importance parmi les pièces documentaires. Du moins est-ce ainsi que je procède. Je distingue en effet des pièces de premier choix, auxquelles j’attribue un rôle majeur dans la peinture et l’analyse d’un phénomène ou d’un monde particulier, ce qui me conduit à leur accorder une place importante dans la trame textuelle. Une question s’impose, sur laquelle j’ai longtemps buté : l’intérêt de ces pièces réside-t-il dans ma seule perception d’enquêteur en prise avec l’événement, ou s’impose-t-il plus largement ? Mais encore : faut-il attribuer à ces pièces une valeur probatoire, ou admettre qu’elles ont un rôle accessoire, comme rendre palpable la réalité analysée ou attester du travail de l’enquêteur, si bien qu’elles seraient sans véritable intérêt pour une analyse de portée générale ?

Les pièces de premier choix, mises en avant, et ainsi offertes à l’attention du lecteur, ont leur équivalent négatif, dont le lecteur est tenu dans l’ignorance : les pièces non utilisées, et laissées dans l’ombre, malgré l’intérêt qu’elles pourraient présenter. Quelles raisons les ont fait écarter ? Sont-elles l’indice d’un parti pris dans la représentation d’un milieu ou d’un phénomène, de silences contestables, d’un défaut d’intégrité ?

La seconde série de décisions concerne la mise en place des pièces retenues. Un choix est opéré entre des scènes reprises en entier, ou donnant l’impression qu’il en est ainsi, et des scènes résumées en quelques lignes qui prendront place dans la continuité du texte maître. En plus de résumer des scènes, se souciant peu de préserver la forme originelle de ses notes, le chercheur est aussi conduit à retailler, recadrer, recomposer, réécrire les scènes destinées à figurer sous forme de blocs en retrait. Du moins est-ce mon cas. Contre l’impression qu’il s’agit de citations non retouchées, propres à faire croire au lecteur qu’il est en prise directe avec la réalité, ainsi que semble en attester le texte ethnographique, ce qui se dévoile c’est un arrangement élaboré dont l’enquêteur-auteur est le maître.

Même s’il apparaît comme un décalque de la réalité, même s’il déploie un dispositif argumentaire pareil à une démonstration, le texte ethnographique est en premier lieu un texte, pareil à n’importe quel texte, ainsi que des critiques d’esprit littéraire se sont attachés à le rappeler (Marcus et Cushman, 1982 ; Clifford et Marcus, 1986), tout comme d’autres l’ont fait pour l’histoire (White, 1978 ; Carrard, 1998), et d’autres pour les sciences qualifiées d’exactes (Latour et Fabbri, 1977). Aussi est-ce de la sociologie « en tant que pratique textuelle » ou « construction textuelle » dont il va être question, selon la formule de Philippe Carrard à propos de l’histoire (1998, p. 5). Mais c’est aussi, inséparablement, de la sociologie comme entreprise d’exploration et d’attestation de la réalité faisant appel à des preuves factuelles et quasi factuelles, notamment de type indiciaire (Ginzburg, 1980 ; Dulong, 2013), dont il va également être question. Si l’enquête produit du texte, principalement des notes de terrain, et si elle se conclut par du texte, notamment sous la forme de livres, elle vise au travers de ces textes à représenter un monde empirique dont le caractère « récalcitrant », « indocile » (obdurate, selon le mot de Blumer, 1969, p. 22) est la marque même d’une réalité qui ne se plie pas aux désirs ou aux volontés, aux idéologies, à la propagande.

Cette enquête sur les modalités de la mise en écrit ne signifie donc en aucune façon la relativité de tout savoir et l’absurdité de l’idée de vérité, comme en font ou en ont fait leur marque de notoriété des auteurs d’esprit féministe, postcolonial ou multiculturaliste (Hacking, 2000 ; Boghossian, 2009). Car, dès que nous revenons au monde sensé, bien que parfois torturé, de la vie ordinaire, dont le sociologue s’efforce d’être le décrypteur humble et rigoureux, les choses retombent d’aplomb. Il est impossible de dire indéfiniment n’importe quoi, sous peine d’être désavoué, contredit, pris pour un menteur ou un illuminé, dénoncé comme un fraudeur. Ce l’est pour les situations les plus ordinaires, auxquelles chacun accorde de l’importance, comme la réussite ou l’échec à un examen, un différend avec un voisin, des brutalités contre un enfant. Ce l’est pour des événements survenus ailleurs ou dans les périodes passées, comme une bataille perdue ou gagnée, un massacre de masse. Sous leur apparence de narrations ayant des équivalents dans des romans (Davis, 1974) et usant d’un langage dépourvu d’ésotérisme conceptuel ou statistique (Katz, 1997, p. 391), la plupart des textes ethnographiques comportent en arrière-plan la récusation documentée de versions fautives du monde, dont celles émanant d’études antérieures dues à des sociologues (Chapoulie, 2001, p. 16). Ils visent à réfuter les idées reçues, les stéréotypes, les énoncés faux, à démonter les simulacres de vérité à base de tableaux ou de graphes, à contester un compte rendu existant, à contredire un schème d’analyse ou une explication, à dénoncer une incohérence, une généralisation indue, une interprétation non prouvée. Suffisamment de livres et d’articles en attestent. Autrement dit, il existe bien « un savoir contrôlable et vérifiable » (Chartier, 2009, p. 122), dont l’historien comme le sociologue se font les servants, et dont ils deviennent des experts par le contact renouvelé avec les prédécesseurs qui en ont établi et reprécisé les principes au fur et à mesure des controverses. La citation de pièces documentaires y tient un rôle décisif (Certeau, 1975, p. 131), bien que jamais exempt de contresens, d’extrapolations abusives, de convictions partisanes (Bloch, 2002, chap. 3 ; Olivier de Sardan, 1996 ; Briand et al., 1980).

En amont de la citation : la qualité du matériel documentaire

La plupart des textes ethnographiques tenus pour exemplaires, recommandés aux étudiants, cités et commentés ont pour plus petit dénominateur commun la richesse du matériel documentaire. C’est là une ligne de démarcation entre ceux dont la solidité empirique s’impose d’emblée comme incontestable, et ceux qui apparaissent factices ou convenus. « William Foote Whyte savait de quoi il parlait, il avait observé l’organisation sociale dont il parlait avec une minutie particulière et pendant longtemps », note Becker (2004, p. 87) pour expliquer que Street Corner Society soit « généralement reconnu comme un travail magistral dans le domaine de la recherche en sciences sociales ». Un texte ethnographique devrait être composé aux trois quarts de récits d’événements, sous forme de notes de terrain, le reste étant alloué aux discussions abstraites, recommande John Lofland (1974, p. 107) aux auteurs adressant leurs manuscrits à Urban life and Culture (devenu par la suite Journal of Contemporary Ethnography), dont il fut le créateur et premier rédacteur en 1972. Des observations éparses et succinctes servent au mieux à colorer de véracité un discours général, mais ne permettent pas de développer une analyse, encore moins de l’étayer, ajoute-t-il.

Disposer de récits circonstanciés est dès lors un immense avantage. C’est être en mesure de faire reposer l’analyse sur des faits précisément établis, puisqu’ils découlent de l’observation directe et d’une mémorisation ordonnée ayant conduit à une prise de notes presque immédiate, à quoi s’ajoutent des vérifications ultérieures auprès d’une partie des protagonistes. La citation de scènes sur le vif contribue à établir la matérialité de ce qu’il s’est passé, à condition toutefois d’accorder crédit au témoin oculaire ou participant impliqué que fut le chercheur. C’est alors la méticulosité du récit, amenant à caractériser chaque protagoniste et à s’attacher à ses propos et ses réactions en lien avec les autres, pareillement caractérisés et dépeints, de telle sorte que la scène puisse être reconstituée jusqu’à permettre de la rejouer, qui confère à l’enquêteur une certaine fiabilité (Emerson et al., 1995, p. 68-84). La précision narrative propre à témoigner de liens définis en un endroit et à un moment définis mise en avant par une partie des anthropologues, autrement dit « d’avoir véritablement pénétré (ou, si on préfère, été pénétré par) un autre mode de vie, d’avoir, sous une forme ou une autre, été “réellement là” » (Geertz, 1988, p. 5), fait primer la dimension expérientielle du lien à une autre culture appréhendée dans son être-là singulier et énigmatique, mais ne dit rien du degré d’acuité des observations ni des modalités du travail d’objectivation.

La méticulosité du récit est d’un autre ordre. Elle est un degré de plus dans la preuve, du fait de la précision des observations, équivalentes aux relevés pratiqués sur un site archéologique, que le sociologue s’est préoccupé de consigner, se vouant à être un instrument d’enregistrement avant de se préoccuper d’être un interprète, et veillant à ne rien dissimuler de ses maladresses, ses doutes, ses possibles bévues. De cette façon, le lecteur peut se convaincre que l’auteur ne s’en remet pas à ses intuitions ou à une compréhension déjà acquise, pouvant se prévaloir de son autorité sociale et statutaire ou de l’aura de ses recherches antérieures, par exemple, mais qu’il s’efforce de le renseigner de façon aussi scrupuleuse qu’il est nécessaire7. Lorsque les observations de l’enquêteur sont denses, intriquées et précises, elles se révèlent suffisamment contraignantes, en effet, pour qu’il soit impossible de les interpréter à volonté. N’importe quel enquêteur a été un jour dans l’obligation « de sacrifier ses idées préférées et ses hypothèses aux faits récalcitrants du terrain », note Becker (1970, p. 42).

Être en mesure de raconter une scène minute par minute au plus près des gestes et des propos de chaque protagoniste permet également d’appréhender les choses sous un autre angle. C’est se trouver dans l’émergence même des actions et des points de vue, en amont des cadrages cognitifs et moraux qui s’interposent aussitôt entre la survenance des choses et leur récit. Il est alors possible de s’extraire, au moins provisoirement, des catégories judiciaires, médicales, administratives, comme des théories anthropologiques et sociologiques, qui cadenassent le regard au détriment du réel, et ainsi de le décortiquer, comme en attestent des enquêtes d’inspiration phénoménologique ou ethnométhodologique sur les pratiques sexuelles ou sur le suicide (par exemple Cicourel, 1974 ; Atkinson, 1978 ; Timmermans, 2006, chap. 2).

Dans le cas d’une enquête mêlant familiarité étroite et investigation critique pendant plusieurs années8, le chercheur aura probablement accumulé une abondance de matériaux. Le plus grand nombre restera inutilisé, tout comme resteront sans usage véritable les multiples documents consultés ou engrangés qui se rapportent de près ou de loin au milieu enquêté. C’est une simple base documentaire, aussi originale et éclairante soit-elle, qu’il est peu concevable de proposer au lecteur telle quelle et en totalité. Les ouvrages basés sur un matériel d’enquête comportent en effet une visée démonstrative, de telle sorte que les diverses parties s’ordonnent, du premier chapitre au dernier, comme autant de pièces servant à étayer un point de vue ou à faire exister un monde social. Mais savoir quels passages il convient d’extraire des centaines de pages de notes d’observation et comment ordonner entre eux les divers passages retenus est une question embarrassante, car il n’existe aucun critère simple ni aucune procédure convaincante pour aboutir à un résultat9. Le travail à accomplir évoque la réalisation d’un puzzle, si ce n’est qu’un puzzle est constitué de pièces prédécoupées en nombre défini destinées à s’agencer dont il suffit de retrouver les emplacements exacts.

Des pièces documentaires de premier choix : les scènes parlantes

Qu’elles soient présentées sous une forme ou sous une autre, la valeur des différentes pièces figurant dans un texte n’est pas du même ordre. Certaines, en petit nombre, détiennent un rôle majeur dans le dispositif textuel, du fait de leur contenu événementiel, leurs implications possibles, leur dimension, leur emplacement. Pour ces pièces de premier choix, conjuguant force de preuve et évidence scénique, la notion de « scènes parlantes », reprise de celle d’« exemples parlants » dont j’ai ailleurs fait usage (Bizeul, 2008), semble appropriée.

Sans doute serait-il possible d’y adjoindre la notion de « discours expressifs », forgée selon le même principe. Ainsi serait distingué ce qui est du registre de la locution, dont l’entretien ou la conversation sont les vecteurs, de ce qui est du registre de l’action ou de l’événement appelant un récit, comme en comportent les notes de terrain. Ce serait là toutefois admettre la fiction selon laquelle les discours existeraient par eux-mêmes et pourraient ainsi, sans dommage pour leur compréhension et leur portée, être séparés des situations où ils apparaissent. Or il n’en est rien. C’est pourquoi je ferai état de « scènes parlantes », ou userai d’une formule équivalente, même quand le contenu manifeste sera d’ordre discursif et que des guillemets et la mention « entretien » pourraient le confirmer. Contre l’apparence que des propos puissent être émis et prendre sens hors d’une interaction ou d’une adresse à quelqu’un, comme semble en attester l’immatérialité sonore d’un enregistrement, il est utile de rétablir le cadre où ils prennent place, au minimum par quelques indices. C’est par là rappeler qu’à un autre moment, dans un autre lieu, en présence d’autres personnes ces propos n’auraient peut-être pas été tenus ou alors pas avec les mêmes mots ni sur le même ton, ni accompagnés de la même gestuelle, et pas avec le même sens (Ducrot et Todorov, 1972, p. 417 ; Labov, 1976 ; Cicourel, 1974, chap. 6).

Recourir à la notion de scène parlante, c’est prendre appui sur ce fait de l’expérience ordinaire que le monde nous apparaît sous la forme d’unités de narration et de sens, ce qui en rend possible une représentation qui puisse être mémorisée, communiquée, approuvée ou contestée, propice à commentaires et décisions, accessible à l’analyse causale (Emerson et al., 1995, p. 84-99). Ces unités de narration et de sens varient selon l’échelle de perception, pouvant être décomposées en unités de niveau inférieur, ou, inversement, agrandies par agrégation d’unités élémentaires. Une étude de cas, une monographie, qui incluent des scènes parlantes, peuvent ainsi, à leur tour, être assimilées à des unités de narration et de sens de niveau supérieur. Il est possible d’appréhender la Révolution française dans ses composantes élémentaires, au travers d’individus de chair et de sang attachés à un quartier parisien dont les actions sont connues de jour en jour, mais il est également possible de l’appréhender à petite échelle, selon une vue d’ensemble qui fait apparaître les mouvements de masse et les bouleversements politiques et sociaux qui en sont l’émanation (Burstin, 2005).

À quoi ressemble une scène parlante10 ? « Elle sort du lot des situations ordinaires et ainsi retient l’attention, ce qui la rend aisée à mémoriser » pourrait être une réponse convenable. En réalité, le caractère exceptionnel est le lot de multiples situations pour celui qui n’en a pas une expérience antérieure. Le premier coup de feu en bas de chez soi provoque l’émoi, leur récurrence les rend banals tant ils font partie de l’ordinaire, note Philippe Bourgois à propos de son enquête dans le Spanish Harlem. Les premiers sans-abri d’un âge proche du mien aperçus à Southampton au début des années 1980 furent un choc, leur grand nombre désormais à tous endroits dans les villes en fait une fatalité muette, à l’équivalent des innombrables mendiants dans d’autres pays du monde.

Au cours de mon enquête parmi les militants du FN, nombre de scènes m’ont d’emblée paru dignes d’intérêt, car offrant des lignes d’analyse possibles, le plus souvent à l’encontre des images toutes faites attachées aux soutiens de ce mouvement. Loin de constituer un bloc uniforme, de réagir en adeptes intransigeants sans tenir compte des situations, d’être motivés par la haine de l’Autre, selon un poncif ordinaire, de s’aligner sur les demandes des dirigeants, les militants offraient avant tout une palette de réactions et de conduites. Celles-ci étaient assorties aux trajectoires, expériences de la vie, points d’insertion, intérêts spécifiques propres à chacun et aux sous-groupes auxquels il se rattachait, elles variaient également selon les contextes et la définition en acte de la situation. La plupart apparaissaient banalement ordinaires, du moins à se référer aux doctrines radicales de certaines fractions et certains dirigeants, comme aux mises en garde virulentes de leurs opposants. Au même moment, ils avaient néanmoins cette singularité de s’assembler et de vouloir agir au nom d’une vision du monde dominée par une attention obsédante à la race et par la certitude de la prévalence de l’ordre naturel.

Soit l’épisode d’une altercation survenue le 16 juillet 1997 sur une aire de loisirs de la région parisienne entre des militants de l’Entraide nationale, une association caritative animée par le pasteur Blanchard, un ex-éducateur proche des Le Pen, et des jeunes juifs présents au même moment (voir Annexe 1 dans la version PDF de l’article)11.

En voici un résumé succinct. Une quinzaine de militants ou sympathisants du FN s’apprêtent à pique-niquer, quand un groupe d’adolescents encadrés par des moniteurs se dirige dans notre direction. Quelqu’un remarque qu’ils portent une kippa. X déploie aussitôt un drapeau français avec le logo du FN, apporté en vue d’une photo, tout en se marrant. K le prend alors à partie, disant que c’est une provocation. Peu après que les jeunes se sont éloignés, Z arrive, il se tourne vers nous et lance à voix contenue « Mort aux juifs ! » sur le ton de la blague. K et un autre militant expriment leur colère et disparaissent du groupe. Cette première séquence est suivie d’une seconde, une demi-heure après. Deux des jeunes s’assoient par terre à dix mètres de notre groupe, les yeux fixés sur nous. Le pasteur Blanchard et quelques militants les rejoignent, un échange serré et néanmoins courtois prend place, des protagonistes des deux camps se succèdent pour ce débat improvisé. En fin d’après-midi, dans le car qui nous ramène à Paris, le pasteur me rejoint et me dit que j’aurai « un chapitre sur l’antisémitisme du FN » dans mon livre. Dans les semaines et mois qui suivent, d’autres commentaires auront lieu de la part de l’un ou l’autre des militants.

Cet épisode occupe une place importante dans le livre, moins par le nombre de pages que par la portée analytique qui lui est attribuée. Lors de présentations publiques de l’enquête, j’en ferai une pièce marquante de l’exposé, à la fois aisée à raconter de façon vivante et utile pour mettre en lumière « la pluralité des perspectives » au sein du parti (multiperspectival, voir par exemple Prus, 1996, p. 15), ainsi que l’énonce un visuel dont je ferai usage, en association avec un autre, sur la diversité des expériences et des positions au sein du FN (voir Annexe 2 dans la version PDF de l’article).

L’intérêt de l’épisode réside dans l’impossibilité de pouvoir ranger ce qui est survenu dans la case « antisémitisme », sauf à s’en tenir à un diagnostic sommaire de type politico-moral, ainsi qu’il est usuel pour nombre de chercheurs enquêtant sur le racisme ou sur l’extrême droite. « Que s’est-il réellement passé ? » est la question qui s’impose, à l’encontre même des premières certitudes. Encore faut-il disposer d’observations circonstanciées. Si j’avais dû m’appuyer sur les récits de militants présents ce jour-là, inévitablement vagues et déformés selon ce que j’ai constaté à d’autres occasions, l’altercation se serait peut-être résumée à ce que le pasteur a d’emblée imaginé que j’allais en retenir, à savoir une scène d’antisémitisme attestant une fois de plus de la dangerosité du FN. Mais je me suis trouvé présent au bon moment et à la bonne place, pourrais-je dire. C’est du moins ce dont j’ai eu le sentiment, heureux d’avoir pu être le protagoniste d’une scène aussi emblématique, offerte « comme sur un plateau ».

Elle diffère peu d’autres scènes du même ordre survenues au cours de l’enquête, dont j’ai fait usage dans le livre pour certaines, comme la visite à des enfants de harkis en grève de la faim (p. 84-90), ou la séance de tir à la carabine à air comprimé lors d’un week-end entre bénévoles (p. 260-261). Ce qui la fait sortir du lot, toutefois, c’est la coprésence de militants aux parcours et aux expériences tout à fait étrangers, l’acuité politique et médiatique du thème de l’antisémitisme, la netteté des divergences d’appréciation concernant ce qui est acceptable ou pas sur ce point, l’existence de commentaires en ma présence ou à la suite de mes questions les mois suivants.

Sans doute est-il vain de se tracasser pour avoir été absent à certains moments perçus après coup comme cruciaux, car personne ne peut être sûr de l’instant et de l’endroit où une scène éloquente va survenir. Et, selon toute probabilité, des situations au potentiel analytique équivalent vont survenir à nouveau, surtout si l’enquête se déroule sur plusieurs années, assurent Schatzman et Strauss (1973, p. 37). À défaut, ajoutent-ils (p. 38, 49), il suffit de s’en remettre aux enquêtés qui se feront un plaisir de raconter les scènes marquantes survenues en l’absence du chercheur, se faisant en quelque sorte ses yeux et ses oreilles. Mais c’est tenir pour acquise la capacité des enquêtés, quel que soit leur milieu, à raconter de façon précise et circonstanciée. Or ce n’est pas le cas, notamment pour les milieux populaires ayant peu de contacts hors de leur milieu, dès lors enclins à s’exprimer de façon allusive et vague (Schatzman et Strauss, 1955). En outre, de bonne foi ou consciemment, les individus peuvent offrir une version erronée ou orientée de l’événement. Le principe de croiser les témoignages ou de recourir à des traces, comme les documents écrits ou des photos, peut aider à contourner la difficulté. Mais dès qu’il s’agit de faire raconter les mouvements de plusieurs protagonistes survenus au fil des heures ou des jours, tout en s’attachant à leurs perceptions d’un moment à l’autre, la difficulté est immense (Bizeul, 2006, p. 71-73).

Alors que lui et ses collègues ont enquêté plusieurs mois dans le cadre de plusieurs prisons, à certains moments sous l’uniforme, c’est lors d’une grève des surveillants ayant déclenché une mutinerie des détenus au moment même où il s’y trouve que Georges Benguigui (2000) perçoit en toute clarté « la souffrance à nue » de ces surveillants, qui ne s’était jamais exprimée « de façon aussi ouverte, aussi claire, aussi poignante » (p. 148), ni dans les entretiens ni au cours des activités journalières. Si Benoît Coquard (2019) a débuté son enquête sur les jeunes ruraux des campagnes en déclin dans l’Est de la France en 2010, c’est huit ans plus tard, à la fin de 2018, qu’il découvre l’ampleur de la colère accumulée face aux difficultés de l’existence et au mépris des élites. Ce qui demeurait en sourdine dans les échanges ordinaires, dominés par d’autres nécessités et d’autres enjeux, éclate au grand jour. La mutinerie dans un cas, les barrages sur les ronds-points dans l’autre, sont équivalents à des pièces cachées dont l’apparition rend palpables et convaincants nombre de points analysés par le chercheur. À défaut de pièces du même ordre, l’unique solution pour des phénomènes peu fréquents ou à l’écart du public, comme les agressions sexuelles entre partenaires (Pérona, 2017), les morts par suicide, notamment des agriculteurs (Deffontaines, 2020), les bagarres lors de matches de foot (Demazière et Nuytens, 2018), les techniques d’extorsion d’un aveu dans les commissariats (Leo, 1996 ; Proteau, 2009), est de recourir à des récits dont le lien avec les faits est parfois difficile à établir, notamment quand les parties impliquées s’en tiennent à des versions opposées et qu’il n’existe ni témoins ni traces concluantes.

Il est peu probable, toutefois, que le chercheur n’ait pas à sa disposition des pièces documentaires signifiantes, propres à orienter et à étayer son analyse, à la suite d’une enquête impliquée et de longue durée. En toute logique, de telles pièces devraient figurer en bonne place dans le compte rendu ou en représenter un moment crucial. Or, bien qu’il soit marquant à mes yeux, l’épisode de l’altercation avec des jeunes juifs n’est pas vraiment mis en valeur dans le livre. Il se trouve déposé à un endroit de la ligne argumentative, sous le thème de « l’acrimonie envers les juifs », lui-même inclus dans un chapitre sur la « définition ethnique des rapports sociaux ». D’une certaine façon, il est rendu banal. Il aurait été possible de le placer en ouverture du livre et, ainsi, d’accrocher d’emblée le lecteur et d’ancrer plus clairement l’analyse sur ce qui représente l’un des enjeux du livre, à savoir la diversité en acte des militants, y compris sur un thème où ils sont perçus comme alignés sur l’idéologie du parti. Si j’avais débuté ainsi, prenant à contre-pied les stéréotypes d’une grande partie des lecteurs probables, et amorçant du même mouvement la critique des théories existantes, l’étude aurait peut-être davantage retenu l’attention et été mieux comprise, du moins s’il faut en croire l’analyse de Murray Davis (1971) à propos de ce qui fait percevoir comme « intéressante » ou « sans intérêt » une étude sociologique.

En comparaison, dans le livre sur Martial, la scène du couteau sous la gorge avec menaces de mort (Bizeul, 2018, p. 55-57), qui oblige à le faire hospitaliser en psychiatrie et qui modifie le lien avec ses amants, prend place au début, aussitôt le premier chapitre introductif, et constitue le point de départ d’une enquête à rebours, sous-tendue par cette question : Que s’est-il réellement passé ? Autrement dit : Comment se sont déroulées les choses, d’un instant à l’autre et de l’amont de cette scène jusqu’à l’après ? Mais aussi, indissociablement : Comment cela a-t-il pu se produire ? « Expliquer pourquoi quelque chose est arrivé et décrire ce qui est arrivé coïncident », « Dire ce qui est arrivé, c’est dire pourquoi cela est arrivé », insiste Ricœur (1983, p. 210, 215), usant de formulations si simples qu’elles en paraissent banales, mais pourtant sont décisives par leurs implications12.

Le développement du livre, en forme de résolution de l’énigme, découle de cette première scène, dont l’enquêteur-auteur est un des protagonistes. Bien qu’elle soit au premier plan et serve de fil conducteur, l’énigme du surgissement de la violence recèle un second palier, celui de la mort, avec cette nouvelle énigme : de quoi Martial est-il réellement mort, à peine âgé de 42 ans, alors qu’il a bénéficié de tous les soins utiles pour une maladie, le sida, désormais considérée comme chronique ? « D’une vie chaotique et d’un sentiment de fatalité » est la réponse, instruite de chapitre en chapitre à partir de l’épisode du couteau sous la gorge, où ont semblé se déverser, à 28 ans, les violences accumulées depuis sa naissance. Une forme de dramaturgie en deux temps est ainsi installée.

C’est d’une façon équivalente, par le récit de la mort de plusieurs jeunes dans un accident de voiture à la sortie d’un bal, que Nicolas Renahy débute Les gars du coin (2005), si bien que l’essentiel du livre est destiné à retrouver et à rendre palpable ce qui a rendu possible le drame. Le livre de Kai Erikson, Everything in its Path. Destruction of Community in the Buffalo Creek Flood (1976), débute par le récit d’une tragédie, le déferlement d’une masse épaisse et noirâtre d’eau, de boue et de débris, le 26 février 1972, dans une vallée des Appalaches après la rupture du barrage formé par l’accumulation de déchets issus des mines de charbon. Plus d’une centaine de morts, une vie collective détruite, une population traumatisée, et ces questions : à quoi ressemblait l’existence avant le drame, comment ce désastre a-t-il été possible, comment rendre compte du malheur collectif dont les individus restent hantés ? La construction du livre épouse les interrogations imposées par le désastre humain, sans besoin d’artifice rhétorique ou académique.

Si je devais réécrire le livre sur le FN aujourd’hui, il est probable que je débuterais avec l’épisode de l’altercation, ou un autre du même genre, bien qu’ils soient exempts de tout drame en comparaison, parce qu’il impose d’emblée la question de portée générale qui est au cœur du livre : l’enjeu de la race pour une organisation partisane qui en a fait sa doctrine et sa marque signalétique (chap. 3) et la façon dont cet enjeu se trouve brandi ou minimisé par les dirigeants comme par les militants, d’une part selon les circonstances nationales, les rapports de force internes, les situations particulières, d’autre part selon l’expérience du monde et la trajectoire sociale propres aux uns et aux autres.

Procéder ainsi, c’est instaurer une énigme, ou ce qui s’y apparente, propre à capter l’attention du lecteur, sur un mode plus intellectuel ou plus dramatique selon l’inclination des auteurs, les types d’événements, les controverses du moment. Le continuum textuel, à la fois récit et argumentation prenant appui sur un matériel documentaire, va être la résolution progressive de cette énigme. C’est par adhésion à la cohérence narrative du texte, qui rend acceptable la conclusion (Ricœur, 1983, p. 209-219), et parce qu’elle fait écho à l’expérience sociale et aux connaissances du lecteur, que la solidité démonstrative d’un compte rendu se trouve admise. La notion d’intrigue, due à Paul Veyne, réélaborée par Paul Ricœur, convient pour désigner ce façonnement textuel qui définit un enjeu, de la sorte créant un suspense que le récit va faire progresser vers une résolution. Le risque, indissociable de l’enracinement dans le continuum de l’existence que nous sommes enclins à percevoir comme ordonné, sauf moments de rêverie ou d’hébétude, est d’envisager un sens et une causalité en partie imaginaires (Emerson et al., 1995, p. 89), autrement dit de « se fabriquer des histoires ».

À quoi tient la force de persuasion de la scène parlante ?

Énoncer que certaines scènes captent l’attention de l’enquêteur, si bien qu’il les relate avec minutie et leur fait jouer un rôle important dans son compte rendu, est une chose, affirmer qu’elles ont une force particulière de persuasion auprès du lecteur, ou peuvent être assimilées à des preuves, en est une autre. C’est là néanmoins la conviction d’une partie des chercheurs, s’il faut en croire l’usage qu’ils en font dans leurs propres textes ou l’intérêt qu’ils y portent dans les textes des autres, ainsi John Van Maanen (1988, p. 101) ou Jack Katz (2002, p. 79) qui parlent d’histoires impressionnantes (striking stories) pour l’un, de descriptions saisissantes (poignant descriptions) pour l’autre.

Mais la force de persuasion de la scène parlante ne réside-t-elle pas avant tout dans l’appréciation que le chercheur lui porte du fait de l’étonnement ou de l’impact émotionnel provoqués en lui par cette scène dont il a été un protagoniste ? Est-il possible, néanmoins, de lui attribuer une certaine importance au-delà même de la personne de l’enquêteur-auteur et, si oui, quels en sont les caractères ? C’est une question qui m’a tracassé à diverses reprises, pour avoir fait un usage fréquent de scènes de ce genre, leur trouvant une force expressive et démonstrative propre à rendre perceptible une certaine appréhension des choses, et ainsi à convaincre le lecteur de son bien-fondé (Bizeul, 1988, p. 142 ; 2008).

En réalité, ce n’est pas à des propriétés spécifiques, dont serait dotée la scène parlante, qu’il faut attribuer le rôle principal, même si certains événements ou certaines situations se détachent des autres, mais au cadre analytique et au mode d’exposition. Une scène acquiert sa valeur de scène parlante seulement quand elle prend place dans une trame textuelle et ainsi est mise au service d’un raisonnement. Plus exactement, c’est dans l’enchevêtrement des scènes parlantes, des données de divers ordres, des pièces de documentation se superposant et se renforçant, non dans un élément unique, que réside la force probante d’un texte.

Dès lors, imaginer que la scène parlante aurait par elle-même des qualités éclairantes ou une force probatoire, qu’il suffirait d’en être l’observateur pour en percevoir l’intérêt au sein d’une argumentation, est une illusion d’après coup, une fois le sens utile de la scène rendu explicite par la trame textuelle où elle prend place, au même titre que c’est la théorie du policier qui l’oriente vers les indices utiles et qui fait de la sorte parler une scène de crime (Collingwood, 2005, p. 249-281). D’une certaine façon, il faut avoir « des yeux pour voir et des oreilles pour entendre », autrement dit être préparé ou disposé à saisir la portée de ce qui se joue face à soi, à défaut de quoi la scène intrigante demeure une scène muette. C’est ainsi vers la fin de son enquête dans le quartier italien du North End à Boston que Whyte (1955, p. 14-25) prend conscience du lien entre les scores aux séances de bowling et les réputations au sein de la bande de jeunes qu’il fréquente. Mais, faute de l’avoir compris plus tôt, il n’a pas noté les scores individuels au fil des mois, ce qui l’empêche de donner une force démonstrative à son observation, regrette-t-il (p. 320).

Un événement survenu le 4 février 1999 lors de la distribution de repas devant la gare Saint-Lazare, qui fut la première et la plus médiatisée des actions de l’Entraide nationale, m’est ainsi apparu remarquable sur le moment et devoir figurer en bonne place dans le livre (voir Annexe 3 dans la version PDF de l’article).

En voici un résumé succinct. Un homme demande du lait pour son bébé, un militant lui répond qu’il y a seulement la soupe habituelle, ainsi que du pain et des sardines, ce soir-là. L’homme s’emporte, menaçant de cracher dans la soupe, puis s’éloigne, continuant à proférer des menaces. J’aperçois alors Y qui le saisit à la gorge et le fait tomber au sol. À ce moment-là un autre homme, connu des militants, lui balance un coup de pied dans le visage, du sang coule. Près de moi, dans le fourgon aux aliments, F est saisie d’indignation et crie : « On ne frappe pas un homme à terre ! » Pendant plusieurs minutes, elle va ainsi rester en colère et redire sa formule. Quand l’homme qui a donné le coup de pied se trouve à proximité du fourgon, elle va le rejoindre pour lui exprimer son indignation, ce que désapprouvent les militants proches de moi.

Ma tentation a brièvement été d’utiliser cette scène pour montrer que des militants, en l’occurrence une femme âgée, font primer des principes de justice ou d’honneur, y compris seuls contre tous, à l’encontre de l’esprit guerrier du groupe, cette fois composé d’hommes habitués à valoriser la force physique et disposés à en découdre. Mais il m’a fallu y renoncer. C’était une sorte de quitus moral adressé à la femme. S’en tenir là aurait réduit le sociologue au rang de témoin de moralité et aurait conduit à rater ce qui était véritablement en jeu. C’est une quinzaine d’années après l’enquête, dans le cadre d’un texte centré sur les « bonnes actions » des militants d’extrême droite, que cette scène a pu trouver une issue analytique plus satisfaisante, me semble-t-il (Bizeul, 2019).

Si la scène parlante détient un rôle de premier plan dans un texte, c’est parce qu’elle offre l’expression nette et vigoureuse de ce qui a lieu usuellement sur un mode mineur ou discret, pouvant dès lors être ignoré (Edmondson, 1984, p. 50). Il en découle la lisibilité d’un coup éclatante de l’état des forces entre plusieurs parties, ou l’évidence des motifs jusque-là diffus qui sous-tendent les relations entre divers protagonistes. Soit cette scène qui débute par l’apostrophe raciste d’un homme envers un de ses potes, arabe, de passage chez lui : « Y’a un putain de Bougnoule devant ma télé ! », d’où s’ensuit un silence tendu faisant craindre aux témoins la fin abrupte de leur relation (Coquard, 2018, p. 75). Mais l’agresseur esquisse un clin d’œil, auquel l’offensé répond par une phrase mi-acerbe mi-complice, propre à confirmer que le lien n’est pas rompu. Ce que cette issue révèle, ainsi que l’auteur s’emploie à le montrer, du fait de sa connaissance intime des uns et des autres, c’est l’existence entre les deux hommes d’un intérêt supérieur fait d’arrangements mutuels et de connaissances en commun, de sorte que ni l’un ni l’autre n’ont intérêt à une rupture. La scène parlante peut également consister en une juxtaposition de conduites ou d’individus que tout sépare d’ordinaire, laissant apparaître des proximités inattendues, incongrues, propices à la perplexité, comme la présence de cadavres échoués et de touristes sur une même plage de Grèce ou ces couples d’âges, de couleurs, de niveaux économiques, d’origines géographiques différents dans des pays touristiques au faible niveau de vie.

Aux scènes de ce genre, qui associent unité de lieu, de temps et d’action, comme en écho aux règles du théâtre classique, il est possible d’adjoindre des entités scéniques discontinues, dont la portée narrative et démonstrative est similaire. Soit cet exemple d’une série de rencontres survenues entre 2011 et 2015 entre l’enquêteur-auteur, par ailleurs ex-religieux, et quatre prêtres qui se fréquentent et se savent être homosexuels. L’un, cependant, est virulent contre le mariage pour tous, défend une vision rigoriste en matière de morale, et fait tout pour donner le change. Le récit, qui prend la forme d’un suspense concernant l’éventuel aveu de ce faux secret, fait peu à peu se dessiner, comme sur une carte, des alliances et des antagonismes qui sont typiques de l’univers clérical contemporain, notamment sous l’angle de l’acceptation ou du rejet de l’homosexualité (Tricou, 2018, p. 133-135).

La scène parlante a une parenté avec ces tableaux dépeignant une bataille ou un épisode biblique, où tout est en place, décor et personnages, et où le déclic d’un événement ou d’une intervention surnaturelle dévoile sur un mode géométrique la mécanique réglée des actions humaines, laissant alors imaginer les intentions, les calculs, l’hypocrisie, la volonté de Dieu. Elle semble avoir été conçue et mise en place à seule fin de capter l’attention du lecteur et de lui faire admettre par la force de l’évidence sensible un état des choses. « Trop beau pour être vrai », a-t-on envie de s’exclamer. Ce qui en constitue la force probante est ainsi également ce qui en désigne la fragilité : trop peu ordinaire, probablement arrangée. De fait, la force de persuasion de la scène parlante tient en partie au style narratif employé, parent de celui des écrivains-enquêteurs, qui s’inspirent de celui des romanciers (Talese et Lounsberry, 1996, p. 78 ; Mitchell et Charmaz, 1996). Au lieu de relater par le menu ce qui est arrivé, ou de faire état d’informations en tous genres, ils restituent l’événement de façon à faire ressortir ce qui est porteur de sens à leurs yeux, selon une optique dramaturgique qui met en évidence les ressorts des actions, les motivations des protagonistes, la netteté des divergences, sans pour autant recourir à un vocabulaire émotionnel ou moral qui viendrait s’intercaler entre la scène et le lecteur. Cela les conduit à accentuer certains traits, à négliger nombre de détails, de façon à dégager une ligne narrative claire, non exempte cependant des turbulences, coïncidences, contrecoups, va-et-vient dont les actions humaines sont composées (Van Maanen, 1988, p. 103).

Aussi honnête et exact soit le récit d’un journaliste-enquêteur ou d’un sociologue, il n’en est pas moins une pièce façonnée selon une certaine optique et accordée à une certaine idée de lecteur. Loin d’en indiquer l’artificialité, c’est au contraire ce qui en établit l’authenticité, par absence de prétention à une objectivité détachée de toute détermination et de toute intention, et, du même coup, ce qui participe à le rendre convaincant. Le lecteur semble mis dans la confidence, se voyant désignées les scènes et expliquées les analyses, en quelque sorte convoqué au côté de l’enquêteur dont il devient le garant. Encore faut-il que les lecteurs réels endossent ce rôle sans trop sourciller, ou, dit plus simplement, que la forme du texte corresponde à leurs attentes et à leurs habitudes de lecture. C’est là un espoir peu réaliste, probablement, qui ne s’accomplit que partiellement et pour une fraction seule des lecteurs.

La frontière entre le récit ancré dans une réalité définie précisément observée et rapportée, comme le ferait un scribe scrupuleux, et la fiction en offrant une représentation plus vraie que nature, est parfois ténue. L’auteur d’un roman historique et l’historien de métier recourent à un langage imagé, qui s’adresse à la sensibilité et à l’imagination du lecteur autant qu’à sa raison (Carrard, 2013). Aussi documenté et réaliste soit-il, le roman de Jonathan Littell, Les Bienveillantes, ne peut toutefois laisser ignorer qu’il est une fiction (p. 298) : il fait état des activités mentales ou des fantasmes des personnages et comporte des dialogues qu’aucune archive ne permet d’attester. Le personnage d’un roman n’a aucun secret pour le lecteur, observe avec acuité le romancier E. M. Forster (2005 [1927], p. 55-57) : ses actions cachées sont décrites, ses pensées les plus intimes sont énoncées. Dans la vie réelle, qui est le territoire et l’horizon de l’historien comme du sociologue, il en va autrement en comparaison, puisque c’est de façon approximative et souvent indirecte que nous connaissons les autres, y compris ceux dont nous partageons le plus étroitement la vie.

Le sociologue scrupuleux, à l’équivalent de l’historien, se doit dès lors de distinguer et de faire distinguer « entre vérités confirmées et possibilités », « faits avérés » et « conjectures », en utilisant un conditionnel ou des formules équivalentes lorsqu’il fait appel au contexte ou à la théorie pour combler ce que les documents ou l’observation ne disent pas sur l’existence d’une personne, le genre de vie d’une population, le fonctionnement d’une organisation (Ginzburg, 1997, p. 116 ; Corbin, 1998). Le livre documenté et incisif de Steven Lubet (2018), juriste et lecteur averti d’enquêtes ethnographiques, qui fait de la vérification des faits un critère majeur de tout compte rendu d’enquête, ainsi qu’il l’énonce en sous-titre, Why Evidence Matters, établit une ligne de démarcation entre les enquêtes à la solidité éprouvée, non exemptes des limites et incertitudes consubstantielles à toute appréhension de l’être humain, et les enquêtes dont une partie des récits semblent arrangés et se trouvent démentis après vérification13.

Les citations : accessoires de narration, ou composantes de la preuve ?

Dans le matériel documentaire de l’enquêteur se trouvent ainsi des pièces de premier choix qui rendent lisibles certains aspects d’un groupe, d’une situation, d’un phénomène. Elles valent par leur justesse descriptive, mais aussi par la simplicité et la clarté de leur écriture les faisant passer pour la transposition à peine retouchée d’un fragment du réel. Une fois insérées dans le compte rendu, et ainsi adressées au lecteur, elles font de celui-ci un témoin direct, apte à confirmer qu’il a bien vu de ses propres yeux, sauf à paraître de mauvaise foi ou peu éveillé, ce que l’enquêteur lui a placé sous les yeux. Au même moment, elles semblent avoir été taillées sur mesure pour étayer un point d’argumentation et ainsi le rendre plus convaincant.Mais servent-elles pour autant le dessein du sociologue, ou n’en sont-elles pas la perdition, faisant de lui un simple narrateur du réel, peu dissemblable de beaucoup d’autres à toutes époques, amenuisant ainsi son ambition de pénétration intellectuelle du monde social ?

Si la scène parlante a un pouvoir de mise en lumière et de persuasion, elle n’a pas comme telle de valeur représentative ou généralisante, du moins prise isolément. Elle ne permet pas de tirer des conclusions de portée générale sur les membres d’un groupe ou d’une population ou sur le déroulement ordinaire des actions, ni de développer une théorie. Faut-il en conclure qu’elle est d’un intérêt médiocre en termes de preuve, si bien que recourir à ce procédé serait l’indice d’un subterfuge, consistant à offrir des anecdotes en place de véritables preuves ? « Citations et présentations de documents ne possèdent évidemment qu’une très faible valeur probatoire », déclare avec fermeté Jean-Michel Chapoulie (2017, p. 249 ; 2004, p. 44). Les données statistiques n’offrent pas une solidité plus grande, convient-il toutefois (chap. 8), après un examen des inconséquences ou des points aveugles existant à chaque étape de leur production. Les chercheurs interrogés par Corden et Sainsbury (2006, p. 14) font valoir, les uns que les citations ont le rôle de preuves au même titre que les tables statistiques ailleurs, les autres que ce sont de simples exemples ou illustrations inaptes à étayer une analyse.

Cette façon de prétendre séparer le bon grain de l’ivraie à laquelle ont recours une partie des chercheurs repose sur une approche scientiste de l’idée de preuve et sur une ignorance de la façon dont peut être employé à bon escient le matériel documentaire, à condition toutefois qu’il ait les qualités requises pour étayer une analyse. La notion de preuve équivaut le plus souvent à l’idée d’une « scientificité » de la démarche et au caractère dès lors incontestable des résultats. Elle puise son ambition dans les utopies platonicienne, et cartésienne, d’un monde assorti à la perfection géométrique ou mathématique (Perelman et Olbrechts-Tyteca, 2008, p. 1-5). Aussi intègre et rigoureux soit-il, s’efforçant de ne rien affirmer qui ne soit étayé par des faits, ne négligeant rien des complexités et des incertitudes du monde de l’expérience ordinaire, l’enquêteur d’orientation ethnographique peut néanmoins être indéfiniment critiqué pour son défaut d’ambition scientifique par les disciples de la démonstration parfaite (Katz, 2019, p. 34).

En réalité, la notion de preuve est assez obscure tant il existe de façons de l’appréhender, ainsi qu’en atteste l’éventail des définitions et des modalités d’une époque ou d’une société à une autre, d’un territoire professionnel à un autre, d’une orientation philosophique à une autre (Busino, 2003). Il est ainsi indéfiniment possible d’en revendiquer les bénéfices, en particulier pour son propre travail, ou d’en contester la réalité, notamment pour des travaux qui ne correspondent pas aux critères que l’on juge décisifs. Car, pour qu’il y ait preuve, encore faut-il qu’il y ait suffisamment d’interlocuteurs qui s’accordent sur ce qu’il convient de prouver en premier lieu, sur les critères amenant à faire d’une ou plusieurs pièces documentaires et du raisonnement qui les raccorde et qui en justifie l’utilisation des preuves admissibles ensuite. C’est loin d’être le cas parmi les sociologues, notamment ceux d’orientation ethnographique.

Ceux qui pratiquent ce genre de recherche sont en manque d’une « conception publique, partagée et codifiée concernant la façon d’accomplir le travail et de rédiger un compte rendu », observe ainsi John Lofland au début des années 1970 (1974, p. 101). Il est possible d’y voir « le chaos et l’anarchie », ou « le pluralisme démocratique », selon l’optique morale de chacun, ironise-t-il (p. 109). Un demi-siècle plus tard, étendu cette fois aux sciences sociales dans leur globalité, le même constat peut être reconduit (Chapoulie, 2017, p. 20). Faute de critères raisonnés aptes à départager les points de vue, concernant l’originalité d’un texte ou l’intérêt d’une pièce documentaire, ce sont les positions détenues par les contestants qui décident en dernier ressort. Il peut s’agir de liens d’autorité, où l’une des parties se voit reconnue une certaine légitimité, de liens statutaires, comme entre directeur de thèse et doctorant, de liens contractuels, comme entre auteur et éditeur. Si une entente existe d’emblée, hors de toute référence à des critères, c’est probablement du fait de conditions communes, tenant aux parcours sociaux, aux lieux de formation, aux groupes d’appartenance, qui sont propices à la félicité, selon une observation d’Erving Goffman (1993), écartant le besoin de « couper les cheveux en quatre », et pour l’un de prendre le dessus, pour l’autre de marquer sa déférence. La bonne foi des uns et des autres, bien que jamais assurée, est également requise.

La présentation d’une recherche implique ainsi un affrontement peu dissemblable de celui survenant dans un cadre judiciaire, avec cette différence que la finalité n’est pas d’aboutir à une explication définitive conformément à un cadre préformé, en l’occurrence d’ordre juridique (Ricœur, 2000, p. 421-425). La citation de pièces documentaires diffère peu de la citation de preuves matérielles et de témoins au sein d’un tribunal, où chaque partie s’efforce d’établir et de faire admettre des faits, un scénario, des motivations, à l’encontre d’une partie adverse. Ce travail de persuasion comporte un double mouvement : élaborer une version attestable et crédible des choses, réfuter la ou les versions adverses (Martineau, 2006 ; Ginzburg, 1997 ; Latour, 1989).

Énoncer que les pièces documentaires, devenues des citations au sein de la trame textuelle, n’ont pas de valeur probatoire conduit à dissoudre toute possibilité de fonder des versions convaincantes du monde social pouvant être attestées par l’expérience ordinaire ou par l’enquête contrôlée. Le constat que la plupart des chercheurs se préoccupent peu d’établir formellement le degré de généralité ou de transférabilité de leurs analyses (Chapoulie, 2017, p. 262), si toutefois on admet que c’est là un problème décisif, est une tout autre chose14. La scène parlante, un document quelconque, une monographie ou une étude de cas n’ont pas d’emblée vocation à être représentatifs, à servir de plateforme pour des théories, à permettre « une montée en généralité » selon la formule du moment. Pas davantage, mais pas moins, que des données statistiques dont l’apparence parfaite et les traitements possibles font oublier qu’elles sont des résumés de scènes à base de comptages résultant de décisions, de consignes, de procédés techniques, d’objectifs accordés ou divergents spécifiques à diverses catégories de personnes. Ces données chiffrées, loin de devoir être cantonnées aux « recherches quantitatives » se séparant des recherches dites qualitatives selon un credo absurde, sont des pièces documentaires parmi d’autres (Vidich et Lyman, 1994, p. 24), ou, plus exactement, un mode de présentation des informations au même titre qu’une carte, un organigramme, une spatialisation graphique (Bertin, 1970 ; Healy et Moody, 2014). Une scène quelconque, dès lors, empruntant ou non la forme de la citation, est une pièce pour le moins aussi solide que n’importe quelle autre dans l’arsenal de la preuve. Elle ne conduit pas, cependant, à répondre aux mêmes questions, celles en particulier qui sont imposées au titre de problèmes sociaux, dès lors accolées à des enjeux pratiques, politiques, militants, managériaux, friandes de chiffres et de tableaux.

L'observation ethnographique pour atteindre la réalité du monde social

Sous l’angle de la preuve, la scène parlante détient cette qualité éminente d’être tout à la fois une observation circonscrite et datée, en cela vérifiable, et l’amorce d’une assertion de portée générale, car, aussi restreinte et dépendante du regard de l’enquêteur soit-elle, cette observation est celle d’un « témoin instrumentaire » (Dulong, 2013, chap. 2), non d’un témoin de circonstance. C’est un témoin par métier, formé et entraîné, guidé par des questions, averti des discours et des travaux existants, anxieux de révéler les lignes d’ordre du monde social qui affleurent en permanence (Fabiani, 2007, p. 20). La scène parlante énonce tout à la fois : cela s’est bien passé de cette façon, et : cela s’est déroulé selon des lignes constitutives de l’ordre social15.

Deux apports de la scène parlante, propres à lui reconnaître une valeur probatoire, peuvent ainsi être observés. L’un emprunte le schème de contradiction, il consiste à opposer aux idées reçues et aux théories admises des situations, ou des données, qui démentent ces idées et ces théories (Bizeul, 2008, p. 16-18). À défaut de conduire à une théorie alternative, la scène parlante impose un doute, elle est « le grain de sable qui grippe la machine ». Elle devient alors un point d’appui pour une vision des choses renouvelée, plus exacte, plus nuancée, plus complète. L’autre apport emprunte la voie de l’extrapolation, qui conduit à faire apparaître des figures de l’action collective dotées d’une certaine généralité à partir d’une entité scénique, comme une monographie peut en former, ou de scènes comportant des ingrédients similaires offerts à une comparaison raisonnée.

La scène parlante concourt donc, en premier lieu, à la reconfiguration du monde qui nous est coutumier (taken for granted), au travers de l’expérience directe et renouvelée comme au travers des médias ou d’interlocuteurs habituels. Bien qu’il puisse sembler incontestable, tant il est coutumier, c’est un monde que nous percevons avec des œillères sous l’effet des conditionnements de la vie collective, des actions de propagande, des idéologies, de nos intérêts ordinaires, et par le simple fait que nos existences sont cloisonnées et nos déplacements restreints à des endroits délimités du monde. La scène parlante possède cette particularité de mettre le lecteur en contact avec les enquêtés, en particulier ceux qui sont étrangers à son univers social et moral, et de faire apparaître leur logique d’action. S’il existe une telle distance entre la réalité des enquêtés et l’idée que s’en font les lecteurs du sociologue, constitués pour l’essentiel des catégories éduquées avec des aspirations de gauche, c’est parce qu’il existe des frontières en partie infranchissables, en premier lieu celle de classe, et parce que tout segment du monde social est caractérisé par sa réputation morale, comme méprisable ou digne de la plus haute considération (Katz, 1997, p. 393). Le sociologue s’adresse chez son lecteur à l’individu ordinaire, rationnel, raisonnable, apte à s’identifier à autrui, avec qui il a en partage un même fond d’expérience humaine. Du moins en fait-il le postulat, aussi déraisonnable soit-il dans les faits16. C’est le cas d’Elliot Liebow, selon l’exemple de Gusfield (1990, p. 90), dont le texte comporte en filigrane ce message adressé au lecteur : « Tes valeurs et tes buts ne sont pas différents de ceux des hommes qui traînent au coin de la rue (cornermen). Si tu étais dans leur situation, tu te conduirais comme eux. » Ainsi, ce n’est pas par manque d’ambition ou accoutumance à la pauvreté qu’une grande partie des Noirs refusent les heures de travail qui leur sont proposées chaque matin, mais parce qu’ils débutent à un horaire tardif ou ont des ressources alternatives pour les uns, parce que les seuls emplois auxquels ils peuvent prétendre sont durs, rebutants et mal payés, sans espoir d’une amélioration possible, pour les autres. Les pièces documentaires ainsi mobilisées s’inscrivent dans une logique d’argumentation et de contre-argumentation qui dément, dans un premier temps, les certitudes trop simples où se mêlent savoirs de divers ordres et préjugés, avant, dans un second temps, de montrer le caractère banal et explicable de la conduite réprouvée (Chapoulie, 2004, p. 45).

La scène parlante permet également, cette fois associée à d’autres scènes du même ordre offrant des variations, de mettre en lumière des processus ou des mécanismes de portée générale susceptibles d’être appliqués à d’autres domaines (Prus, 1987 ; Lofland, 1987). Elle désigne à l’attention du lecteur, pris pour témoin oculaire, ces processus ou mécanismes en train d’opérer ou d’émerger dans des situations définies, et en cela atteste et fait attester le lecteur de leur existence quasi physique, mais en outre, par un procédé mental similaire à celui de la suite mathématique ou de la variation musicale, elle établit leur extension à des ensembles de situations non inventoriées ni même advenues, en faisant des sortes de principes ordonnant ou structurant le monde social.

Ainsi Lofland (1974, p. 103) peut-il indiquer, à propos de l’enquête d’Odis Bigus décrivant la fidélisation de leurs clients (cultivated relationship) par les livreurs de lait : « Ce ne sont pas les laitiers comme tels qui présentent un intérêt, mais, plutôt, certains aspects de ce que les laitiers font comme exemples d’une structure et d’un processus plus abstraits pouvant être observés de façon plus générale. » Une élaboration de ce genre se fonde le plus souvent sur quelques cas précisément relatés et analysés, qui font apparaître des constantes et des variantes. Ainsi en est-il de Awereness of Dying de Barney Glaser et Anselm Strauss (1965), où sont décrites les réactions les plus opposées de la part de patients dans un cadre hospitalier à l’approche de la mort selon le « degré de conscience » qu’ils ont de leur état, en grande partie induit par les définitions de la situation émanant des soignants et de leurs proches. Cette notion de « degré de conscience », déduite d’observations dans un contexte particulier, est transposable à de nombreux autres domaines, remarquent les auteurs. Pour ma part, j’en ai fait usage, évoquant un « abaissement du niveau de conscience », pour expliquer mon accoutumance à l’univers frontiste lors de l’enquête au FN (Bizeul, 2021, p. 91). Le livre de Raphaël Challier, Simples militants (2021), basé sur une enquête au sein de trois partis, PC, FN et UMP, repose sur le même principe de la comparaison raisonnée entre plusieurs entités sociales précisément décrites et abordées selon le même angle : pourquoi les adhérents de milieu populaire, que leurs conditions d’existence et leur style de vie ancrent au bas du monde social, se dépensent-ils pour des organisations où ils sont cantonnés aux tâches ingrates et où leurs avis n’ont aucun poids ? Dans les faits, un processus de « démobilisation » est à l’œuvre, constate l’auteur, ce qui explique pour partie des formes de rébellion hors des cadres institués, partis, syndicats, associations, comme le mouvement des Gilets jaunes en a offert l’exemple.

L’étude d’Erving Goffman (1968) sur l’univers psychiatrique, qui a conduit à la notion de total institution, transposée par lui-même et par nombre de chercheurs à sa suite à un ensemble d’institutions, semble reposer sur l’observation d’un seul hôpital, St. Elisabeth à New York, excluant ainsi le principe de la comparaison. En réalité, bien qu’il n’en dise rien, Goffman a une expérience directe de la maladie mentale au travers de sa femme, suivie en psychiatrie et finalement se suicidant (Shalin, 2010). En outre, loin de se cantonner à l’hôpital St. Elisabeth et à sa vie de couple, son analyse inclut des observations faites par d’autres au sein d’institutions de réclusion aux effets similaires, comme les pensionnats, les monastères, les camps d’internement, si bien que ses points de comparaison sont de divers ordres.

Le plus souvent, il est impossible au chercheur de multiplier les cas et de décliner les variantes au sein d’un même compte rendu, notamment par manque de place et pour ne pas écarter d’autres aspects de son étude. Ce n’est pas non plus son objectif, et ce n’est pas davantage le souhait du lecteur qui tiendrait pour fastidieuse une telle succession de cas. Il existe une forme de contrat entre le chercheur et le lecteur qui conduit à ce que soient présentés quelques cas seulement, parfois un seul, ce qui exige du lecteur une participation active au travail d’élaboration. Celui-ci est convié, ainsi qu’il en est dans la vie ordinaire, à se tourner vers ses propres expériences, à éprouver par lui-même ce que ressentent les acteurs, à juger de la véracité sociale des ressorts humains qui sous-tendent les conduites (Edmondson, 1984, p. 55-58 ; Katz, 2019, p. 39-40). Chacun l’admettra, c’est là un contrat à sens unique, qui n’engage aucun lecteur du monde réel. Tous les textes comportent néanmoins en filigrane des points de suspension qui disent à ce lecteur : pense par toi-même, observe autour de toi, fais le lien avec ce que tu sais d’expérience. Il s’y ajoute cette mise en garde : les schèmes d’analyse à prétention de généralité, parfois vénérés et répétés comme des mantras, ne sont jamais que des esquisses grossières et provisoires nous aidant à appréhender la mécanique du monde social, non la réalité elle-même (Freidson, 2006 ; Mills, 1959, p. 33).

Un angle mort du texte : la non-citation, ou les pièces non produites

Qu’elles soient ou non mises en valeur, servent ou pas la démonstration, des scènes marquantes apparaissent dans les textes ethnographiques. S’attacher à la façon dont l’auteur en fait usage et peut en tirer un certain bénéfice, crédité d’une certaine acuité d’observation ou d’un sens tactique de la narration, comporte toutefois un angle mort. Le lecteur est obligé de croire sur parole. Il n’a pas le moyen de vérifier la façon dont le stock des pièces documentaires a réellement été utilisé, puisque seules lui sont accessibles celles qui figurent dans le livre. Il demeure dans l’ignorance des raisons qui ont conduit l’auteur à opérer ses choix, en particulier à écarter d’emblée certaines pièces ou à le faire après coup, dans l’une ou l’autre des versions ayant précédé le texte final. Or, loin d’être anodines, certaines de ces pièces peuvent sembler décisives pour un rendu honnête du milieu étudié, si bien que les écarter pourrait s’apparenter à une omission délibérée ou à un défaut de perspicacité. Il s’agit par exemple d’offrir une version plus clémente de la réalité, par égard pour les enquêtés dont certains sont devenus des amis ou par crainte de représailles, ou bien, à l’inverse, une version plus incisive, avec l’idée de dénoncer une conduite jugée inacceptable ou de combattre un groupe tenu pour dangereux (Becker, 1971, p. 277). Ce peut être aussi l’expression d’un embarras face à un événement dont l’auteur ne trouve pas la façon acceptable de rendre compte (Caveng et Darbus, 2017), ou face à un témoignage qui ravive des souffrances impossibles à affronter sur le moment (Jedlicki, 2016).

Dans le livre sur le FN, comme dans celui sur Martial, les extraits inutilisés ou volontairement écartés sont nombreux. Une partie d’entre eux confortent l’image du FN comme parti « raciste » et « antisémite », celle de Martial comme « un sale type ». Dans le cas du livre sur le FN, j’évoque le problème en une phrase (p. 51) : « J’ai rapidement laissé de côté les salves racistes ou les certitudes négationnistes, suffisamment rapportées ailleurs, circonscrites à des moments particuliers et à une partie des membres, et d’un faible intérêt pour l’analyse ici privilégiée. » Ce sont là des indications trop succinctes, trop allusives, pour permettre au lecteur sourcilleux de donner son aval à l’auteur. À la sortie du livre, l’un de mes proches collègues m’a reproché cette formule, la jugeant désinvolte et contraire au devoir d’explicitation. N’avais-je pas écarté des passages importants pour l’analyse, contrairement à mon affirmation ? Et n’était-ce pas me dédouaner à bon compte de toute faute, usant d’un ton légèrement hautain : Passez votre chemin, il n’y a rien à voir !

Dans les premières versions du texte sur le FN figurait ainsi un long extrait composé d’imprécations racistes s’enchaînant d’un militant à l’autre. Cette pièce documentaire provenait de mes notes de terrain. Elle relatait ma première participation à une action publique du parti, en l’occurrence le défilé du 1er mai 1996, qui démarrait rue de Rivoli, passait devant la statue de Jeanne d’Arc de la place des Pyramides contre laquelle se tenaient les principaux dirigeants, pour s’achever sur la place de l’Opéra avec un discours de Le Pen. C’était mon baptême du feu, en quelque sorte, d’où probablement l’état de sidération qui fut le mien face à ce flot de paroles hostiles. Le déchaînement de griefs racistes dont je me suis trouvé le témoin ahuri avait quelque chose d’irréel, tant il paraissait de mauvaise foi et proprement méchant, donnant d’un coup l’impression d’un groupe disposé à l’agression verbale et aux pratiques discriminatoires si l’occasion se présentait, de façon équivalente à ce qu’Anne Tristan (1987) avait relaté avec effroi une dizaine d’années plus tôt concernant une section marseillaise. L’une des personnes, notamment, était directrice d’école publique, en charge d’enfants que ses propos désignaient à la vindicte, laissant imaginer peu de mansuétude à leur égard comme à l’égard de leurs parents, si sa conduite s’alignait sur ses considérations (voir Annexe 4 dans la version PDF de l’article).

Pourquoi avoir écarté cet extrait où s’enchaînent toutes sortes de griefs rarement exprimés de façon aussi outrancière et concertée parmi les militants et dans la presse liée au parti ? Ne serait-ce pas un signe de complaisance envers un milieu dont j’ai eu du mal à me déprendre, ou une forme de prudence par inquiétude d’être ensuite attaqué pour faux témoignage ?

Deux raisons immédiates se sont combinées : la nécessité impérative venue de l’éditeur de limiter le texte à une certaine dimension, ce qui a impliqué d’en exclure des parties jusqu’à descendre sous cette limite ; la volonté de privilégier les pièces documentaires les plus originales par rapport à ce qui était déjà connu du parti. Le livre ne devait pas dépasser 750 000 signes. Pour atteindre cet objectif, j’ai amputé le manuscrit de deux chapitres sur six, et j’ai écarté ou raccourci divers passages, notamment des notes d’observation. Au final, seuls 10 % des notes et transcriptions d’entretiens, de l’ordre de 4,3 millions de signes, ont ainsi trouvé place dans le livre. Quant aux propos racistes, ils étaient par instants l’ordinaire des récriminations et des plaisanteries entre militants lors de la période où j’ai enquêté, tout comme les considérations négationnistes. Plusieurs passages du livre s’y réfèrent de façon précisément documentée. La salve raciste laissée de côté ne disait rien de nouveau pour qui était accoutumé à des reportages et des études sur le FN. L’inclure dans le livre n’aurait pas modifié l’analyse, mais aurait obligé à écarter d’autres sources et des précisions utiles. Il n’était nul besoin d’en rajouter, me suis-je dit. Le livre n’était pas destiné à établir des charges contre le FN, ce à quoi des journalistes et des chercheurs se sont suffisamment consacrés, mais à en donner une image mieux documentée, dès lors plus véridique, et du même coup moins stéréotypée, à reconstituer la dynamique sociale qui le fait exister comme ennemi moral et politique, à découvrir les mécanismes qui permettent aux sympathisants de surmonter l’hostilité générale, y compris dans leur entourage pour une partie d’entre eux.

Une raison plus ténue, dont je prends conscience en écrivant ce texte, a dû intervenir. Cette conversation m’est apparue si extravagante par son enchaînement d’images dégradantes provenant de personnes installées dans la vie, non de marginaux ou de fêlés ainsi que des cadres du parti m’en avertiront pour une partie de ceux côtoyés, que j’ai ensuite douté d’avoir bien entendu et bien mémorisé. « Ils se reproduisent comme des lapins, c’est bestial » est ainsi prononcé par une femme de milieu hospitalier, « Ils ne vont pas boucher le trou, parce que c’est ce qui leur rapporte de l’argent » est dû à un employé de banque, ex-militaire. Ma propre incrédulité m’a fait envisager que je puisse être accusé d’avoir inventé ou exagéré une partie des répliques. Or je n’avais rien d’autre que ma simple bonne foi à opposer. Dans le cas des scènes et des conversations dont les protagonistes m’étaient familiers, je pouvais m’appuyer sur des liens réguliers. J’étais apte dès lors à distinguer convictions ancrées et propos de circonstance, tout comme à raccorder nombre de déclarations à des expériences particulières du monde social. J’étais apte également, si la situation s’était présentée, à tenir tête à ceux qui auraient mis en cause mon intégrité, puisqu’elles provenaient de scènes à plusieurs protagonistes qu’il était peu probable de voir s’accorder pour soutenir des mensonges.

En comparaison du livre sur le FN, celui sur Martial avait à disposition des pièces documentaires d’un genre particulier, en parallèle de mes propres notes, en l’occurrence les écrits de Martial, assimilables à une chronique au jour le jour de ses faits et gestes, ses états mentaux, sa vision du monde, débutée à la suite de notre rencontre à la fin de 1992 et poursuivie jusqu’à sa mort en 2010. Dans le livre, seules figurent ces informations concernant la façon dont j’ai fait usage de ces écrits (p. 31) : « Les extraits au long du livre représentent moins d’une centaine de pages sur les 7 000 constituées par les cahiers et les blogs. Je les ai sélectionnés pour la portée de l’événement ou du thème aux yeux de Martial, et parce qu’ils prennent place de façon cohérente dans la trame narrative et argumentative des divers chapitres. » C’est là une présentation convenue, qui laisse entendre des décisions simples et purement rationnelles. La réalité fut tout autre. Il m’a fallu arbitrer entre deux principes en partie antithétiques concernant le choix d’une partie des extraits : rendre justice (à Martial), et servir la vérité. Un des points qui m’a tracassé avait trait aux agressions de Martial, notamment envers ses compagnes, qu’il était impossible d’ignorer et qui suffisaient à le rendre condamnable, sans excuse d’aucune sorte, aux yeux d’une partie des lecteurs, surtout à un moment où la lutte contre les violences envers les femmes est devenue une cause majeure. La façon dont j’ai procédé est insatisfaisante, car sans règle clairement identifiable. « Je me suis efforcé de trouver un équilibre », ai-je indiqué dans une version antérieure du texte. Mais les arguments auxquels j’ai alors recours sont aisés à révoquer.

[J’ai écarté] les descriptions sexuelles, souvent détaillées, les scènes de violence envers les compagnes, les déchaînements injurieux, parfois racistes, les règlements de compte envers un frère ou un voisin. De tels écrits n’ajouteraient rien à la compréhension et pourraient être matière à des gloses abusivement savantes ou moralisantes. Les lire noir sur blanc, les entendre commenter par leurs proches serait en outre perturbant pour les personnes concernées. Martial lui-même les aurait probablement jugés méchants, injustes ou déplacés. Souvent, il critique ses emportements de la veille et se repent d’avoir eu l’esprit de vengeance.

C’est à des questions du même ordre que Philippe Bourgois s’est trouvé affronté lors de son enquête sur les dealers de crack du Spanish Harlem, en particulier dans le cas des viols collectifs pendant l’adolescence (2001, p. 241-244). « En fait, le viol est un sujet si tabou que j’avais pensé l’omettre de mon propos, de crainte que dégoût et colère ne conduisent les lecteurs à dénier toute humanité aux revendeurs de crack » (p. 243). En définitive, il présente un seul cas parmi des dizaines dont les auteurs se sont vantés, et aucun récit des victimes, malgré les confidences de plusieurs d’entre elles, sans réellement s’en expliquer (Lubet, 2018, p. 66). « Les problèmes de sélection, de transcription et de censure ont d’incommensurables ramifications personnelles, éthiques et politiques auxquelles les ethnographes sont sans cesse confrontés, sans jamais avoir espoir de les résoudre » (p. 400), commente-t-il sobrement.

Bien qu’ayant lu le livre autrefois et l’ayant consulté à plusieurs reprises ensuite, j’avais oublié ce passage où l’auteur admet qu’il s’agit là de questions sans solution satisfaisante. Si je m’en étais souvenu, je me serais senti moins seul face à ce dilemme qui fait du chercheur un témoin anxieux de faire connaître la vérité du monde social, mais contraint de la réordonner pour tenir compte des cadrages mentaux et moraux des lecteurs, prompts pour beaucoup à désigner des Bons et des Méchants, des victimes et des salauds. Il lui faut anticiper les malentendus de bonne foi, les attentes sectaires et militantes, et amender ses observations en conséquence, ce qui en fait malgré lui un arrangeur, afin de mieux servir la vérité, telle du moins qu’il s’est efforcé de l’appréhender et veille à la transmettre.

Dans le livre, il existe bien une section décrivant « un homme maltraitant avec ses compagnes », mais aucun récit circonstancié tiré des écrits de Martial n’y trouve de place. Les seuls cas présentés le sont sous une forme abrégée et proviennent des témoignages de trois de ses compagnes, comme une façon de leur donner la parole et ainsi de faire connaître l’effroi engendré par ses brutalités (p. 58-59, 98-100, 131, 229, 295).

Si je fais état de la spécificité de la violence quand il s’agit des femmes, c’est toutefois en l’insérant dans le canevas général des circonstances de la violence, avec pour point principal que Martial est dans un état de guerre qui n’épargne personne, et donc pas davantage les femmes. Comme pour les propos racistes ou antisémites dans le cas du FN, inclure de nouveaux récits de violences, envers les compagnes cette fois, alors que j’avais précisément relaté celles envers mon compagnon et moi lors de la crise de 1996, aurait obligé à exclure des pièces de documentation et des points d’analyse plus importants à mon sens, puisqu’un semblable impératif de dimension du texte s’imposait, de l’ordre de 600 000 signes. C’est du moins ce qui découlait de l’angle d’analyse qui était le mien. Cela n’exclut pas la possibilité d’autres explications, qui amèneraient à voir une banalisation typiquement masculine ou une forme de complaisance amicale dans la non-présentation de ces pièces. Invoquer l’impératif de la dimension du texte, aussi contraignant soit-il dans les faits, afin de justifier l’exclusion de certaines pièces, peut être pour le chercheur une façon de se défausser, autrement dit de ne pas s’expliquer sur le fond, conscient qu’il est de la fragilité de certaines de ses options d’analyse qui le conduisent à retenir en priorité certains thèmes, à attribuer un poids explicatif à certains événements ou certaines caractéristiques sans qu’il soit possible d’en démontrer entièrement le bien-fondé.

Le rajout de récits de violence, tirés des cahiers et similaires à celui déjà présenté en détail aurait également eu pour conséquence d’adjoindre à la visée explicative du texte le ton insidieux du dénigrement, par l’effet de surenchère en découlant, ainsi que je l’ai perçu après une version comportant plusieurs récits de ce genre. Cela aurait conduit, surtout, à faire un usage déloyal de pièces détournées de leur statut originel, celui de récits dans un journal intime dont le lien effectif avec la réalité est parfois incertain, alors que l’auteur n’est plus en situation d’en éclairer le sens ni de réfuter d’éventuelles incriminations à son encontre. Ce l’aurait été à plus forte raison dans le cas de récits décrivant des conduites sexuelles propres à choquer.

Utiliser des récits de violence au-delà du nécessaire revenait à noircir l’image d’un homme précisément caractérisé et dépeint, dont l’anonymat est partiel, non celle d’un agent social abstrait, puisque des photos et nombre d’informations suffisent à l’identifier, même si quelques dates et noms de lieux ont été modifiés et son nom de famille occulté. C’était inacceptable, à plus forte raison venant de moi. C’était d’autant plus inacceptable que cela aurait conduit à le traiter de façon ignominieuse et inégalitaire en comparaison de la façon dont j’ai veillé à occulter les passages trop dissonants de mes notes de terrain, lors de la mise à disposition de mes archives sur l’enquête au Front national (Bizeul, 2021, p. 17-20), et dont les sociologues, plus généralement, s’attachent à gommer dans leurs comptes rendus d’enquête tout ce qui nuirait à leur image et à leur carrière.

Qui le voudrait aurait tout loisir de sélectionner des passages des écrits propres à en faire un prototype d’« homme violent » ou de « pervers narcissique », se suffisant d’un label infamant en guise d’intelligibilité. Qui le voudrait, à l’inverse, séduit par son ardeur combative face aux humiliations et à l’angoisse de la maladie, aurait la possibilité d’en offrir un visage héroïque. Parmi les réactions qui me sont parvenues, de la part de lectrices et de lecteurs ou à la suite de présentations publiques du livre, ces perceptions opposées ont été exprimées.

La non-présence d’une pièce documentaire peut ainsi être due à la volonté de ne pas noircir le milieu fréquenté ou, à l’inverse, de ne pas en offrir une image embellie qui ferait passer pour crédule. Ni à charge, ni en plaidoyer, tel serait l’équilibre délicat à atteindre dans le rendu des individus de chair et de sang et des univers sociaux dont une certaine représentation s’impose au lecteur sous le charpentage analytique.

Citer in extenso, ou résumer ?

Après l’étape de l’appariement entre arguments et pièces documentaires vient celle du façonnage de ce premier dégrossi. Il s’agit d’atteindre la cohérence, la précision et la lisibilité attendues d’un texte destiné à devenir public. La difficulté est alors de faire s’enchaîner les segments d’analyse et les notes de terrain ou extraits d’entretien d’une façon qui apparaisse logique et persuasive, sans être rebutante pour le lecteur. Mais les pièces documentaires sont le plus souvent en trop grand nombre et de trop grande dimension pour être toutes utilisées, et de plus en entier. La question de la juste mesure dans leur emploi s’impose alors. S’il dispose de « deux cents exemples concrets d’un même aspect d’une structure ou d’un processus, en présenter plus de trois ou quatre finit par apparaître répétitif, excessif et fastidieux », indique par exemple John Lofland (1974, p. 108). Certains ouvrages toutefois empruntent le format du dossier, à l’exemple de ceux publiés dans la collection « Archives » en histoire, créée en 1963 par Pierre Nora, auquel s’est ensuite joint Jacques Revel. « Compilation de documents historiques assemblés et commentés, portant sur un sujet, un événement, une époque », en est la présentation sur le site de Gallimard, qui en est désormais le propriétaire17.

La solution usuelle est de garder dans son intégralité le déroulé de certaines scènes, en privilégiant les scènes éloquentes et originales, et de résumer une partie des autres scènes en s’attachant aux mécanismes utiles. Deux solutions sont alors possibles pour les scènes gardées en intégralité : les faire apparaître sous forme de blocs en retrait, ou les insérer dans la continuité du texte maître. Ces deux façons de faire semblent opposer deux conventions d’écriture, l’une plus démonstrative, l’autre plus littéraire. La première en tout cas est usuelle chez les historiens et une majorité de sociologues, la seconde est observable dans les récits d’enquête dus à des romanciers et à des journalistes18, ainsi que chez les voyageurs lettrés d’autrefois et chez les anthropologues. Faut-il y voir la continuité de deux traditions, l’une qui revendique une forme d’effacement du chercheur au profit de la matérialité des archives et de la factualité vérifiable des données du terrain, l’autre qui privilégie le lien aux autres et l’originalité de regard d’un enquêteur-auteur ? Existe-t-il néanmoins des arguments d’ordre épistémologique justifiant de privilégier l’une des mises en page plutôt que l’autre quand les deux sont techniquement possibles, comme c’est le cas pour les textes ethnographiques ? S’il semble logique de présenter sous forme de blocs en retrait des extraits d’archives ou d’entretiens, pourquoi le faire pour des extraits de notes d’observation, qui pourraient se fondre dans le texte maître, ainsi que le font anthropologues et romanciers-enquêteurs ?

Une première raison semble être de placer sous les yeux du lecteur un fragment de réalité à l’état quasi brut, ou en donnant l’apparence, pareil à un enregistrement photographique. Ainsi serait établie une sorte d’objectivité de l’observation. Une seconde raison semble être de mettre en lumière le caractère démonstratif du texte. Si on admet qu’à chaque idée correspondent un ou plusieurs extraits ayant valeur de preuve, il est utile de les dissocier de la continuité du texte pour les mettre en évidence. C’est en quelque sorte appliquer le principe suivant : à chaque idée un paragraphe ou une section, avec à chaque fois une ou plusieurs pièces documentaires ayant valeur de preuve, le tout étant hiérarchisé et s’enchaînant de façon logique19. Procéder ainsi comporte une revendication de sérieux, et transmet cette information dont le sens est clair pour les habitués : « Ceci n’est pas de la littérature, ni du journalisme hâtif, mais une enquête solidement documentée due à un sociologue. » L’autre manière, moins signalétique, moins charpentée, peut sembler davantage en prise avec la fluidité ou l’instabilité des mouvements humains. Elle est moins austère et moins intimidante, également, sans être pour autant moins solidement documentée ni moins rigoureuse. « À qui un livre est-il destiné et qui probablement va le lire ? » interroge Gusfield (1990, p. 65) : « De même que l’opéra signale à beaucoup que ce n’est pas pour eux, à cause du coût de la place et de la nécessité d’être bien habillé, de même un livre se montre accueillant aux uns tandis qu’il rebute et écarte les autres du simple fait de son aspect physique. »

Ces deux façons de faire sont toutefois moins marquées qu’il peut sembler. Ceux qui ont recours aux blocs en retrait pour la citation du matériel documentaire sont aussi conduits à insérer une partie de ce matériel dans la continuité du texte maître. Encore convient-il de préciser ce qu’il faut entendre par insertion de citations dans le texte maître. Dans un livre de recommandations pour un « tapuscrit » (Dufour, 2013, p. 32), les seules citations dont il est question sont des verbatim, autrement dit des propos ou des écrits repris à l’identique sans la moindre modification. Deux cas de figure se présentent alors. Le premier concerne les « citations courtes », soit de « moins de cinq lignes ». Elles doivent être insérées dans le texte maître, et parfois sont composées en italiques. Le second concerne les citations longues, de cinq lignes ou davantage. Il convient de « les séparer du texte qui précède et qui suit par un saut de ligne et les composer dans une taille de police inférieure, avec un retrait de paragraphe à gauche ». Une consigne du même ordre figure dans Jones et al. (2011, p. 70). La plupart des publications analysées par Corden (2007, p. 19) suivent ce principe.

S’il est usuel qu’un extrait d’entretien soit intouché et apparaisse entre guillemets au sein du texte maître, ce n’est jamais le cas, ou rarement, pour une note d’observation. Elle se trouve transposée, et donc réécrite, pour s’insérer dans la ligne narrative et argumentative. Elle se présente alors fréquemment sous une forme abrégée. L’avantage immédiat est d’ordre économique. Loin de l’inquiétude de la page blanche, qui peut exister de façon passagère, les chercheurs qui ont réalisé une enquête sont surtout confrontés à la nécessité de réduire la longueur de leurs textes. Une façon d’y parvenir est de résumer en quelques lignes un ou plusieurs extraits qui occupaient une ou plusieurs pages dans les premières versions du texte. La brièveté du texte contribue également à la vivacité du style et à une forme de rigueur quasi analytique, offrant un instantané des positions et rapports de force, à la façon d’une prise de vue restituant le « moment décisif » selon la formule d’Henri Cartier-Bresson, ou offrant le schéma épuré d’un enchaînement d’actes et de réactions typiques de la vie sociale. C’est le cas dans l’exemple suivant, où se trouve relaté dans un style laconique un incident entre Martial et un contrôleur de la SNCF (p. 118).

En août 2008, il est avec sa compagne d’alors, ils s’apprêtent à prendre le train pour rentrer chez eux, cette fois ils ont des billets. Un contrôleur se tient dans l’encadrement de la porte du wagon. Quand elle monte il se range, quand Martial monte, juste derrière elle, il ferme le passage, si bien que Martial, chargé d’un sac lourd, le bouscule et va s’installer. Un échange de mots a lieu, le train est retardé, les agents de sécurité sont appelés. Martial présente son billet, rien ne peut être retenu contre lui. Il reçoit néanmoins un procès-verbal avec des poursuites pour injures.

La mécanique relationnelle ainsi mise en lumière s’en tient aux seuls mouvements et gestes, comme s’ils étaient aperçus de loin, sans indiquer la teneur des propos échangés ni les idées passées par la tête des protagonistes. Elle est connue au travers de plusieurs pièces documentaires, dont je ne fais aucune mention : une conversation au téléphone avec Martial, puis avec sa compagne, dont j’ai pris note sur l’instant ; un mail à mon intention où il relate l’événement ; un passage de son journal où il le relate également ; l’original du procès-verbal qu’il m’adresse pour que j’intervienne auprès du service juridique de la SNCF. Dans le texte, cependant, rien n’est indiqué de la façon dont j’ai eu connaissance de cette scène, comme « sortie du chapeau ». Le contexte d’écriture où elle s’insère, soit le livre même, empli d’informations sur les liens entre Martial et l’auteur et sur la façon dont la plupart des événements sont connus, est considéré comme suffisant pour rassurer le lecteur. Encore faut-il que celui-ci admette le recours à cette figure de style que constitue l’ellipse, où l’auteur ne redit pas ce qui est supposé connu, à défaut de quoi son texte paraîtrait redondant et indigeste. Le lecteur n’en demeure pas moins légitime à s’interroger sur la façon dont l’auteur a eu connaissance de tel événement particulier quand rien n’est dit sur ce point.

La scène est utilisée dans le livre comme un exemple d’altercation avec les autorités de contrôle où le « motif raciste » est manifeste, car pouvant être relié au fait plus général que Martial « a le profil des jeunes non-Blancs de milieu populaire qui subissent les contrôles au faciès », ce qui est documenté par diverses enquêtes dues à des sociologues, dont trois sont citées en note.

Cette scène d’altercation n’est pas présentée isolément, mais est aussitôt suivie d’une seconde qui met en jeu un contrôleur de bus cette fois et qui a pour conséquence une garde à vue où Martial subit les propos explicitement racistes d’un policier. L’altercation elle-même est résumée d’une simple phrase (p. 118) : « Quelques années plus tôt, en décembre 2003, il lance des menaces de mort à un conducteur de bus qui l’avait apostrophé parce qu’il avait bloqué la porte arrière le temps que Mélanie puisse monter. » L’importance est attribuée aux interactions survenues au cours de la garde à vue, ce dont les cahiers offrent un long récit circonstancié, à quoi pourrait s’ajouter ce que Mélanie aussitôt l’interpellation effectuée, puis Martial une fois sorti de la garde à vue, m’en avaient raconté en direct. Dans le livre, je m’en tiens au récit figurant dans les cahiers, qui est clair et concret, ce qui a pour avantage de donner la parole à Martial et de faire exister ses écrits en tant que tels. Ce récit est toutefois réduit de moitié dans la version publiée, si bien qu’il dépasse de peu une page. Seuls sont retenus les échanges entre Martial et le policier raciste (voir Annexe 5 dans la version PDF de l’article).

Le recours à une alternance entre scènes in extenso et scènes résumées a pour avantage de placer le lecteur en prise directe avec un événement significatif, de présenter plusieurs situations propres à donner un sentiment de régularité ou de répétition tout en économisant l’espace, de créer un rythme articulant tempo lent de la scène relatée en entier et tempo rapide du résumé. Nombre de chercheurs procèdent de cette façon. C’est le cas d’Elliot Liebow dans Tally’s Corner, selon l’analyse qu’en fait Gusfield (1990, p. 81-82). Il fait alterner les scènes sur le vif et les énoncés de portée générale faisant état de conduites et de principes de vision du monde communs à la plupart de ces jeunes. De tels énoncés, qualifiables de paraphrases, sont la reprise simplifiée de propos que l’enquêteur a entendus à diverses reprises sous une forme ou sous une autre, et qu’il a sans doute pris en notes peu après, non un mot à mot de propos tenus à un moment donné par une personne identifiable avec le ton, la gestuelle et le contexte relationnel en formant le cadre.

Si le recours à des résumés de situations a pour avantage un gain d’espace et un rythme du texte, il a aussi pour bénéfice la centration sur la mécanique relationnelle qui est l’enjeu de l’analyse. Les situations relatées ou résumées valent avant tout comme des cas de figure de processus généraux ou de conduites régulières. Plusieurs exemples ou citations de propos sont alors présentés, afin de donner l’idée d’un point de vue majoritaire ou d’une façon typique de se conduire chez une personne ou dans une population (Corden, 2007, p. 17).

Soit l’inadéquation de Martial au travail salarié, dont je fais un aspect constitutif de sa personne. Je mentionne d’abord plusieurs ressorts explicatifs de portée générale : « Il se lasse des tâches répétitives, fait primer ses nécessités et ses envies sur les impératifs horaires, refuse de recevoir des ordres, se braque avec ses collègues. » Et ensuite je fais état de trois situations en guise d’exemples, au moyen d’un résumé succinct à chaque fois, afin de rendre concret ce dont je parle et d’en établir la véracité, ce à quoi concourt la mention d’une date et d’un contexte à chaque fois (p. 116).

Lors d’un stage en horticulture, en 2001, il pointe un greffoir sous la gorge d’un autre stagiaire. Lors d’une mission d’intérim dans les espaces verts, en 2006, il veut contraindre un chef d’équipe plus jeune que lui à se battre, suite à des remarques sur sa façon de travailler en présence d’une fille qui lui plaisait. Au bout d’une semaine d’un CDD dans les vignes dont il est enchanté, en juin 2007, il stoppe le travail. La pluie battante, un sommeil tardif, des échanges passionnés par MSN et téléphone avec plusieurs jeunes femmes prêtes à le rejoindre lui ôtent d’un coup toute envie d’y retourner.

Chacune de ces situations repose sur les récits de Martial dans ses cahiers et sur mes notes provenant de conversations au téléphone, de telle sorte que trois séries d’extraits plus ou moins conséquents auraient pu être présentées. C’est le cas, par exemple, pour l’altercation au travail, désormais réduite à une phrase en comparaison de sa dimension dans une précédente version (voir Annexe 6 dans la version PDF de l’article).

Deux questions s’imposent. Faire état de trois situations concourt-il à prouver l’énoncé général ? Pourquoi s’en tenir à des résumés lapidaires en place d’extraits relatant les situations de façon circonstanciée ?

Faire état de trois situations est en effet un pis-aller, à défaut d’un répertoire de toutes les situations du même genre et, en parallèle, de celles qui en diffèrent, pour faire la preuve du caractère usuel des réactions de Martial par rapport au travail contraint. Mais est-ce un pis-aller acceptable ? Un lecteur suspicieux pourrait mettre en doute ce caractère usuel, et ce de façon indéfinie. Ne faut-il pas envisager, en effet, qu’une attitude inverse soit apparue à diverses reprises dont je n’ai pas été le témoin ou dont Martial n’a rien dit ? Et, même, ne pourrait-on envisager que ces cas négatifs soient plus fréquents que les cas mis en avant, si bien que l’énoncé général du sociologue se révélerait mensonger, offrant du même coup à tort une image dévalorisante de Martial selon les normes usuelles ?

S’affronter au sens précis des formules obligerait dans le cas présent à des nuances ou à restreindre leur portée, non à les démentir. Ainsi « il se lasse des tâches répétitives » devrait être atténué par : « Oui, mais il s’emploie à la tâche avec la plus grande énergie. » De même, « il refuse de recevoir des ordres, il se braque avec ses collègues » devrait être complété par : « Le plus souvent et au bout de quelques jours, à plus forte raison si l’autre lui déplaît ou a une parole de travers », ce qui est précisément le cas dans l’un des paragraphes qui suit.

C’est la limite inévitable de toute enquête et, plus généralement, de toute description ayant trait à un groupe ou même à un seul individu. Notre connaissance du monde social repose sur « l’induction rhétorique » (Edmondson, 1984, p. 159), ce qui conduit à énoncer des généralisations mesurées indiquant comment un individu va se conduire ou une situation se développer, selon toute probabilité, au vu de situations ou de conduites équivalentes déjà observées dans un contexte approchant. Qu’ils s’appuient sur les comptes rendus de situations récurrentes ou sur des statistiques offrant des pourcentages et des corrélations, les sociologues n’ont jamais affaire à des lois générales pareilles à celles de la physique, mais à des cas de figure en partie décrits et répertoriés. Loin d’être décevante et motif à désenchantement, cette perception signe la réalité d’un monde qui ne sera jamais prévisible à la façon des cadences d’une machine ou des mouvements des marées.

Recadrer et éditer les discours d’autrui, au risque de l’infidélité

Une partie des pièces documentaires occupent ainsi le premier plan, et semblent n’être pas modifiées, notamment celles figurant sous forme de blocs en retrait, quand d’autres sont réécrites pour se fondre dans le texte maître, et d’autres encore réduites à un récit schématique ou à de brèves informations. En réalité, même les pièces figurant sous forme de blocs en retrait proviennent de notes d’observation ou d’extraits de documents ou d’entretiens qui ont été modifiés, parfois de façon importante. Sauf exception, le lecteur n’en sait rien. Or, dans le cas des notes d’observation, il peut s’imaginer être en prise directe avec l’événement, comme s’il avait une photo non retouchée sous les yeux ou comme s’il observait lui-même la scène au travers d’une fenêtre. C’est là toutefois une illusion dont il n’est pas véritablement dupe.

Dans le cas des extraits de documents ou d’entretiens, la conséquence est d’un autre ordre. Alors qu’ils semblent reproduits avec exactitude, sans altérations d’aucune sorte, les propos d’un interlocuteur ou des documents écrits se trouvent modifiés. Ils sont raccourcis, recadrés, voire reformulés, pour des motifs variés, le principal étant qu’il est impossible d’aligner des centaines de pages d’entretiens ou de documents privés ou publics. Le risque est grand de fausser la réalité et de trahir la pensée des personnes. C’est également le cas, à vrai dire, de façon accrue, pour les notes d’observation, qui montrent des personnes en train d’agir et qui mettent dans leur bouche des propos pris à la volée.

Ces problèmes me sont apparus plus nettement dans le cas du livre sur Martial, qui est en grande partie composé d’extraits de ses propres écrits et qui a exigé de nombreuses versions, ainsi qu’un retravail avec les collègues éditeurs d’Agone20. Parmi les nombreux points en discussion, l’un a concerné les citations, et, plus précisément, la façon d’opérer des coupes dans le cas des citations longues. Il s’agissait de répondre aux deux nécessités, déjà indiquées, qui obligent l’auteur à des arbitrages incessants sur de nombreux endroits du texte : réduire ou contenir le volume du texte, selon les impératifs émanant de l’éditeur ; créer un rythme de l’écrit, afin de garder l’attention et l’intérêt du lecteur21.

En pratique, vient un moment où tout ajout de nouvelles informations ou de nouveaux segments d’analyse exige de retrancher ailleurs. Une solution simple est d’écarter certaines citations. Une autre solution est d’opérer des coupes, brèves ou conséquentes, en une fois ou en plusieurs fois, sur un extrait que sa longueur initiale peut conduire à amputer sans qu’il en perde toute valeur. Ce fut le cas pour nombre d’extraits des cahiers de Martial. Soit celui qui figure en tête du chapitre deux (p. 45-46) (voir Annexe 7 dans la version PDF de l’article).

L’acceptation du manuscrit par les collègues éditeurs avait notamment pour contrepartie une réduction de son volume. Cet extrait va y contribuer en plusieurs étapes. Aussitôt la rencontre avec les collègues, en novembre 2016, je prends l’initiative d’une première coupe. Une seconde coupe est ensuite proposée par les collègues, en janvier 2017, avec cette mention : « Coupe nécessaire car c’est trop long. C’est dommage de ne pas avoir le rapport au père mais de toute façon on y revient après. » La dernière phrase du paragraphe concerné, qui relie l’envie de meurtre contre mon compagnon au souvenir des brutalités venues du père autrefois, est en effet un élément utile pour comprendre le ressort de la violence de Martial à ce moment-là. Aussi je décide de maintenir cette phrase, qui s’enchaîne logiquement avec ce qui précède, sans pour autant signaler mon intervention. Une troisième coupe est proposée par les collègues à la lecture d’une version ultérieure du manuscrit. En définitive, l’extrait perd près de la moitié de son volume, passant de 4 590 signes à 2 630 signes.

Ce sera le cas pour d’autres extraits des cahiers, si bien que la part des écrits de Martial va diminuer entre les premières versions du texte et la dernière. Au même moment, la part des analyses et des observations dues au sociologue s’accroît en proportion. Ainsi, dans le chapitre deux, le volume des citations provenant des cahiers de Martial passe de 38 000 signes (sur 149 000) en janvier 2014, à 22 000 signes (sur 130 000) en mars 2016, à 24 000 signes (sur 162 000) en septembre 2017, soit de 26 %, à 16 %, et finalement à 13 %. Ce constat, documenté pour le chapitre deux, vaut pour le reste du livre, bien qu’à un moindre degré. La part des écrits de Martial est de 18 % environ pour les chapitres quatre et cinq, de 28 % pour le chapitre trois, où ils figurent en longs extraits de plusieurs pages. De façon similaire, alors que des titres figuraient au-dessus des écrits de Martial dans la première version, avec leur équivalent dans le sommaire, signalant un chemin parallèle de lecture, cette sorte d’égalité de traitement disparaît22 (voir Annexe 8 dans la version PDF de l’article).

Ces diverses modifications signalent un changement de perspective concernant le livre et traduisent l’évolution de mon état d’esprit. Je passe d’une période où j’ai renoncé à être sociologue, emporté par la dépression, ayant pour principale préoccupation de faire exister les écrits de Martial, à une période où je renoue par étapes avec le monde de la sociologie. Au fil des mois et des versions, les écrits de Martial prennent dès lors place dans une trame de type sociologique, en quelque sorte s’inclinant au profit d’impératifs d’argumentation.

Ce qui vaut pour le texte historiographique, selon l’observation de Michel de Certeau (1975, p. 293), en référence aux récits des possédées, vaut dans une certaine mesure pour le texte ethnographique, et assurément pour le livre sur Martial : « [La citation] est une technique littéraire de procès et de jugement, qui assoit le discours [de l’exorciste, du médecin, de l’historien] dans une position de savoir d’où il peut dire l’autre. » Malgré cette forme de subordination, et le risque d’appropriation ou de détournement de sens qui en découlent, la parole de l’autre se fait jour cependant, ajoute Certeau. Elle s’impose à mesure de l’amplitude spatiale qui lui est attribuée et de l’attention à en respecter la logique propre. Plusieurs principes se sont ainsi combinés pour la sélection des extraits à faire figurer dans le livre : faire connaître les écrits de Martial, avant la publication d’un second livre composé uniquement de ses écrits ; présenter sa version des choses pour les scènes à plusieurs protagonistes (la crise de 1996, la sujétion au groupe islamiste) ; donner voix à ce qu’il a éprouvé ou à ce qui l’a animé à certains moments (son rejet du milieu médical, son lien aux anges et à Dieu, sa conception de la mort) ; prendre appui sur ses récits de type factuel pour rendre compte de certains événements (la garde à vue avec le policier raciste, les brutalités de son père, la désignation comme faux Noir lors d’un séjour en Martinique vers douze ans).

Les réductions dans les écrits de Martial ne sont à aucun moment signalées par des crochets avec points de suspension, ainsi qu’il est usuel quand des écrits ou des propos présentés sous forme de citations sont tronqués ou modifiés. Les historiens, et plus généralement ceux qui font usage d’archives, de documents officiels, d’écrits publics ou privés, s’en servent comme d’une garantie de rigueur et de transparence à l’adresse du lecteur qui se voit signifier qu’il peut vérifier par lui-même l’exactitude de la citation ou l’ampleur et le contenu des passages retranchés. Dans le cas des entretiens enregistrés et des documents privés, lettres ou journaux intimes par exemple, c’est aussi une marque de loyauté envers ceux dont les récits, la vision des choses, les jugements vont désormais exister noir sur blanc, pareils à des traces d’eux ineffaçables, et sont destinés à être rendus publics, peu importe si c’est de façon anonyme. Ils en sont dépossédés, et n’ont pas le contrôle final sur ce qu’ils ont exactement dit ou écrit. À ces attestations de rigueur et de loyauté s’ajoute pour le chercheur un bénéfice d’authenticité et de solidité concernant les pièces dont il fait usage. Le simple fait de signaler des interventions, dont le lecteur ignore si elles sont insignifiantes ou portent à conséquence, laisse entendre que le document cité est la transposition à peine modifiée de ce qui a eu lieu ou de ce qui a été exprimé. De telles indications sont aussi le moyen de se prémunir contre l’éventuel reproche d’avoir manqué de loyauté, y compris en justice si la question devait se poser. Elles n’assurent en rien que le sens réel des propos ou des écrits du locuteur ou de l’auteur ait été respecté.

Hormis pour les propos à dimension publique et pour les textes publiés, il est rare que je signale les coupes ou les retouches dans les citations par des points de suspension entre crochets. Mais n’est-il pas inacceptable que le lecteur n’en sache rien, dès lors induit à croire que la citation est conforme à l’original ? Et, dans le cas des écrits de Martial, n’est-ce pas désinvolte envers un ami de cœur qui se revendiquait poète, espérant que je saurais l’aider à être reconnu ? Ne le serait-ce pas autant, à vrai dire, dans le cas des récits et des points de vue obtenus auprès de n’importe quel enquêté, dont le mot à mot peut être d’autant plus aisément préservé que ses paroles ont été enregistrées ?

À mon sens, trois aspects s’opposent. La fidélité aux propos, du moins aux intentions du locuteur ou de l’auteur, en premier lieu. L’inclusion du matériel documentaire au sein d’une ligne narrative et argumentative aussi rigoureuse que possible, ensuite. La clarté et l’agrément d’un écrit destiné à être lu par un nombre élargi de personnes, enfin, du moins en comparaison de la thèse, du rapport d’enquête ou de l’article dans une revue spécialisée. Sauf à s’aligner sur des consignes générales qui ont peu de chance d’être appropriées à son projet, le chercheur se voit contraint d’arbitrer entre ces trois aspects.

Dès lors, que signifie être fidèle, notamment dans le cas des écrits de Martial ? Nombre des extraits figurant dans le livre auraient pu exiger plusieurs pages d’affilée à chaque fois, si bien qu’une fois ramenés à une dimension acceptable, de l’ordre de deux pages au maximum, il aurait fallu des points de suspension à nombre de reprises pour signaler les sauts de texte, tantôt de l’ordre d’une ou deux phrases, tantôt de l’ordre d’un paragraphe. En toute rigueur, il aurait également fallu donner une idée de ce qui précédait et de ce qui suivait chacun des passages, qui, pour nombre d’entre eux, sont des segments issus d’un continuum d’écriture et non de textes avec un début et une fin. Dans un cas, toutefois, celui d’un long récit posté sur son blog où il jette sa haine contre son géniteur et imagine de le tuer, je fais figurer en entier tout le début et toute la fin, ce qui représente six pages dans le livre, et je résume la partie coupée (p. 171-179).

Mes interventions n’ont pas seulement consisté en coupes destinées à raccourcir un extrait. À certaines reprises, il s’est agi d’écarter des digressions afin de faire correspondre l’extrait présenté avec l’argument auquel il se trouve associé. Ne pas le faire, en règle générale, conduit à un texte qui est jugé flottant, mal maîtrisé, trop subordonné au matériel documentaire. Le devoir de cohérence démonstrative qui s’impose au sociologue tout au long de son texte a pour conséquence un va-et-vient renouvelé entre deux processus : le recadrage des pièces documentaires de telle sorte qu’elles s’insèrent de façon harmonieuse dans la trame analytique, et la réélaboration de la trame analytique jusqu’à la faire coïncider avec le matériel documentaire présenté (Katz, 1983, p. 142). Cette construction élaborée a pour défaut d’élaguer les points de vue et visions du monde des interlocuteurs afin de les assortir à la perspective du chercheur, rendant ainsi leur présence acceptable, car concourant de façon ordonnée à la peinture d’ensemble. Une partie des anthropologues, à l’opposé, veillent à marquer du respect envers les récits et commentaires de leurs interlocuteurs, en offrant de longs extraits détachés de toute interprétation, comme le fait Malinowski (Clifford, 1983, p. 136), ou usant d’un procédé qualifié de dialogique ou polyphonique, d’où un texte sinueux du fait de l’absence d’une ligne directrice claire, afin de faire entendre les conceptions de leurs vis-à-vis, à l’exemple de Vincent Crapanzano (1977 ; 1980) ou Kevin Dwyer (2009). En réalité, de même que l’initiative du contact a été la leur, de même le contenu et la forme du texte final dépendent-ils entièrement du projet qui est le leur, suffisamment en phase avec les exigences académiques et éditoriales dont ils dépendent pour leur éviter un désaveu.

La nécessité de raccourcir certains extraits et d’écarter des digressions, dans le cas des écrits de Martial, a été précédée de l’obligation de transcrire ses écrits afin de les rendre conformes aux standards habituels de la lisibilité. Les fautes d’orthographe sont nombreuses, les terminaisons du passé simple souvent inadéquates (« je chanta », « il me répondat »), les ponctuations parfois négligées. Quelques passages également voient se succéder des phrases équivalentes, composées en partie des mêmes mots, comme si l’auteur se reprenait afin d’atteindre la formulation souhaitée, sans pour autant raturer celles venues en premier. Si aucun surcroît de sens ni la moindre dimension poétique ou rythmique ne sont perceptibles, il semble justifié d’y voir des répétitions ou des accrocs que n’importe quel auteur veillerait à écarter, de lui-même ou sur les conseils de ses amis ou d’un éditeur. Autrement dit, c’est la question de la lisibilité et de l’agrément d’un texte dû à un inconnu et destiné à des lecteurs ordinaires dont il s’agit, non des brouillons d’un écrivain passé à la postérité.

Mon rôle s’est apparenté à celui de l’acolyte à qui revient de régler les aspects techniques de l’écrit, renouant avec une époque où l’auteur « [déléguait] à celui qui prépare la copie ou à ceux qui composent les pages les décisions quant à la ponctuation, l’accentuation et l’orthographe » (Chartier, 2015, p. 59). La façon dont Philippe Bourgois dit avoir procédé pour la transcription de ses conversations enregistrées avec les dealers du Spanish Harlem (Bourgois, 2001, p. 399) est similaire à celle qui m’a semblé appropriée aussi bien pour les écrits de Martial que pour ses récits enregistrés : « J’ai souvent supprimé les redondances, les phrases bancales, les pensées incomplètes, et même parfois des passages entiers, pour arriver à retrouver l’effet construit, souvent poétique, de leur expression orale originale. Pour clarifier les significations, j’ai parfois ajouté des mots, même des sujets et des verbes, à des fragments de phrases. »

En comparaison de la citation d’écrits existants, dont la transcription comporte peu de doutes ou peu d’alternatives, celle des entretiens augmente la difficulté, en particulier dans le cas des entretiens enregistrés dont la bande-son fait office de témoin. Une cascade de petites décisions est en effet nécessaire, souvent accrue par la division du travail, dont le lecteur ne sait rien (Corden, 2007, p. 20) : « La personne qui écoute et transcrit l’enregistrement d’un entretien ou d’une conversation doit faire des choix : ajouter ou non une ponctuation, et selon quel principe ; donner forme aux mots du langage parlé comme “sais pas” [dunno] ; faire figurer ou pas, et selon quel principe, ce qui apparaît comme une pause, un rire ou des pleurs. » L’utilisation que l’auteur fait de la transcription conduit à de nouveaux écarts, ordinairement ignorés du lecteur, par rapport à la bande-son originale.

Pour ma part, j’ai toujours écouté et retranscrit moi-même les enregistrements que j’ai réalisés, ce qui écarte les doutes sur la façon dont « une petite main » se serait acquittée de la tâche ingrate de transcrire les entretiens. Des petits arrangements destinés à atténuer le temps et la pénibilité d’un travail peu rémunéré sont en effet inévitables, semblables à ceux documentés pour les passations de questionnaires (Roth, 1965 ; Peneff, 1988). Il est peu probable que les conséquences sur le matériel documentaire soient précisément connues de l’utilisateur final, qui est le signataire du texte publié. Sans doute est-ce de peu d’importance quand l’auteur s’en tient en priorité au déroulement signifiant des mots et des phrases. Il en va autrement s’il se préoccupe de restituer les balbutiements et les hésitations, les tics langagiers du moment, les formes de prononciation typiques d’un milieu, comme le fait de manger certaines syllabes, d’où des retranscriptions aux multiples apostrophes dans le cas du français23.

Certains auteurs ont revendiqué par le passé cette façon de transcrire (Lahire, 1996, p. 111-114). Loin d’être fidèle à la prononciation des personnes, un tel procédé s’apparente à une imitation grossière qui accentue l’écart à la prononciation supposée standard. Ce qui se perçoit à peine à l’oreille dans une situation d’interlocution ordinaire se trouve amplifié par le passage à l’écrit. En place d’une parole fidèlement restituée, c’est un « charabia » qui s’impose (Beaud, 1996, p. 107), ou une imitation comique à base de zézaiements et d’élisions comme il s’en trouve dans les bandes dessinées. Il s’agit surtout d’un procédé inégalitaire, puisque seules sont concernées les paroles des milieux populaires, provinciaux ou immigrés, dont les écarts à la prononciation dominante sont ainsi désignés, pareils aux fautes surlignées à l’encre rouge autrefois sur les feuilles d’écolier, tandis que le phrasé, les intonations et les éventuels écarts des milieux bourgeois ou intellectuels ne sont pas signalés. Si les humoristes savent imiter et faire percevoir les particularités de langage des célébrités avec une certaine justesse, le fait de s’en abstenir pour les sociologues dans le cas des milieux bourgeois et intellectuels, et pas dans celui des milieux populaires, peut sembler une forme de déférence de classe ou une précaution envers des milieux dont ils pourraient craindre des actes de rétorsion24.

Recomposer le matériel documentaire : le texte comme espace scénique

Une fois résolus le problème de la transcription des entretiens enregistrés et celui de la sélection des extraits à faire figurer dans le texte, la suite semble aller de soi. Les extraits choisis ont pour destin de former des citations, avec des guillemets et en italiques pour ceux n’excédant pas quelques lignes, en décrochage du texte maître et en corps réduit, ou bien en italiques, s’ils ont une certaine longueur. Il est toutefois possible de les faire apparaître différemment, sous la forme d’une note d’observation, comme s’il s’agissait de propos survenus au cours d’une activité quelconque et aussitôt pris en note. L’accent dès lors est placé sur la situation d’interlocution autant que sur les propos recueillis. Seules quelques répliques significatives figurent entre guillemets, tandis que d’autres informations sont présentées en style indirect. Le contexte et l’ambiance de la rencontre sont également indiqués. Lorsque l’entretien n’est pas enregistré, mais repose sur une prise de note au fil de l’échange, cette façon de faire est une forme d’honnêteté, puisque l’auteur s’abstient de créer l’apparence d’une conversation enregistrée ou saisie au mot près du début à la fin.

Dans le livre sur le FN, j’ai toutefois procédé différemment. Une partie des propos longs de plusieurs lignes et présentés entre guillemets viennent de notes jetées sur des « feuilles de vidage de cerveau » après une journée passée avec des militants, que je reprends par ordinateur le lendemain. Si j’indique comment j’ai réussi à mémoriser ces informations, je mets également en garde le lecteur sur les limites de l’exercice (p. 53) : « Mis à part quelques conversations téléphoniques, dont j’ai noté sur-le-champ certaines bribes, il s’agit de reconstitutions faites après coup de ce qu’il s’est passé et dit, non d’une stricte restitution. Les conversations, bien que semblant prises sur le vif et restituées au mot près par moments, sont seulement une version approchante de ce qu’il s’est dit. En lisant les notes de terrain, il faut avoir cette convention à l’esprit. » Il s’agit pour l’auteur de signaler qu’il a conscience de la part d’artifice proprement littéraire dont il fait usage pour aplanir son texte, et ainsi éviter au lecteur de trébucher sur des précautions oratoires et des avertissements méthodologiques réitérés. La plupart des chercheurs procèdent de cette façon probablement. Ce fut le cas de Whyte qui fait figurer de longs monologues avec ses interlocuteurs, en particulier Doc en début du livre (Richardson, 1992, p. 112) : « Doc s’exprime comme un auteur de fiction l’aurait fait s’exprimer pour caractériser son personnage, sa relation aux autres personnages, et son rôle dans le récit qui va suivre. Les différents personnages, en outre, ont un ton différent, si bien que nous les percevons comme des individus différents. »

En revanche, quelle raison y aurait-il à désarticuler une conversation enregistrée, jusqu’à en perdre la forme originelle ? Dans le livre sur Martial, deux fragments de conversation avec la mère sont rapportés en quelques lignes, pour partie en style indirect, pour partie avec des guillemets, comme si l’enquêteur n’avait mémorisé et ne pouvait en citer avec exactitude que quelques bribes (voir Annexe 9 dans la version PDF de l’article).

C’est là une présentation doublement artificielle. J’avais dans ma poche un petit enregistreur, destiné à me libérer de la contrainte de mémoriser. L’indiquer à mon interlocutrice aurait d’emblée faussé la relation et rendu mes questions suspectes. Or je voulais éviter le risque de mémoriser de façon erronée ou trop vague des propos apparus au long de plusieurs heures. Recourir dans le texte final au style de la note de terrain plutôt qu’à un long extrait de conversation m’évite d’avoir à signaler que j’ai enregistré sans le dire, écartant ainsi l’accusation de manquer d’éthique. Mais l’éthique dont il s’agit est trop souvent l’application irréfléchie de principes ayant leur origine dans d’autres domaines et destinés notamment à contrer les abus de l’expérimentation médicale (Schrag, 2010, p. 78-95) ou un usage contre-insurrectionnel de l’anthropologie (Copans, 1975 ; Schrag, 2010, p. 13). Elle méconnaît la réalité à double fond des interactions sociales et privilégie l’honnêteté de façade plutôt que le respect envers les propos d’autrui, ce qui exige de s’assurer qu’ils ne sont ni déformés ni compris de travers, comme cela risque d’arriver dans le cas d’engagements successifs variés et mouvementés pendant plusieurs heures d’affilée (Johnson, 1975, p. 189-193 ; Bruneteaux, 2018, p. 74).

La citation de bribes de conversation a aussi pour avantage de combiner une écriture resserrée, informative et scénique. Reprendre les méandres de la conversation aurait allongé le texte et, du même coup, dilué les informations utiles. La tension qui affleure entre les deux interlocuteurs, où l’une fait montre d’une sincérité calculée et l’autre fait comprendre qu’il n’est pas dupe, aurait été moins perceptible, sauf à l’énoncer en toutes lettres, et dans ce cas de façon moins saisissante et moins probante. L’échange est centré sur une série de questions et de répliques concernant la violence du mari envers ses enfants dans un cas, sur des situations attestant de la réprobation de l’homosexualité dans l’autre. Le recours ponctuel aux guillemets, autrement dit au verbatim, est destiné à faire saisir au lecteur, dans un cas le mélange de familiarité et d’âpreté de l’échange entre l’ami de cœur de Martial, désireux d’atteindre la réalité, et la mère de Martial, dans l’autre l’aveu d’une intervention sans qu’il le sache dans sa vie amoureuse.

Les ruptures de style dans l’écriture, par recours à de brefs propos en direct, qu’ils viennent d’un entretien démembré ou aient été les seuls pris en note, contribuent à rendre le texte moins monotone, moins prévisible, plus vivant. « Don’t be dull! Ne soyez pas ternes et ennuyeux ! », recommandent avec insistance Lofland, Becker, Van Maanen, parmi d’autres. C’est un leitmotiv aussi bien chez les sociologues que chez les écrivains de métier (Corden, 2007, p. 17 ; Talese et Lounsberry, 1996, p. 36).

Ce qui vaut pour les entretiens vaut à plus forte raison pour les notes de terrain. Elles peuvent être découpées et recadrées avec d’autant moins d’inquiétude que le chercheur en est lui seul l’auteur, et aussi l’utilisateur, sauf cas d’enquête collective (Amiotte-Suchet et al., 2016), si bien que personne ne pourra exiger de lui qu’il rende compte de l’utilisation qu’il en fait. Tout comme les entretiens, elles doivent être raccourcies et réécrites afin de présenter au lecteur un récit en adéquation avec la visée analytique, épurées des à-côtés et des détails propres à brouiller l’attention, sans pour autant être désincarnées, encore moins infidèles à ce qui a été observé et éprouvé. C’est un exercice sans véritable règle, si ce n’est le contact avec les auteurs réputés pour la clarté et l’élégance de leur écriture et l’attention aux avis de lecteurs attentifs au rendu d’un texte. Le mal que l’auteur se donne, réécrivant vingt fois le même passage, testant des mots, des rythmes, des changements de style, passe le plus souvent inaperçu à la fin quand le résultat est atteint, puisque tout semble couler de source.

Bien qu’une partie de mes notes d’observation prennent le format de la citation sous forme de blocs en retrait, il ne s’agit jamais de la reprise inchangée de la première rédaction, souvent effectuée à la va-vite, approximative, lapidaire (Bizeul, 2021, p. 90). La plupart des chercheurs probablement opèrent de cette façon, du moins à en croire Olivier de Sardan (2008, p. 101), même s’ils ne le précisent pas. Un travail de réécriture, destiné à raccorder et harmoniser citations et arguments selon les principes usuels de la logique et de la lisibilité, est en réalité inévitable (Emerson et al., 1995, p. 186-196). Certains toutefois signalent par des points de suspension entre crochets ce qu’il faut supposer être des coupes opérées dans leurs notes d’observation, plus justement qualifiées de « journal d’enquête ». Ces notes passent alors du statut de mémento plus ou moins élaboré à celui d’œuvre originale dont toute altération doit être signalée, comme une coquetterie d’auteur se surajoutant à la nécessité documentaire.

Le statut que j’attribue à mes notes d’observation est celui de matériel documentaire dont la principale raison d’être, indissociable de leur valeur probatoire, est de concourir à l’intelligibilité du monde observé, une fois placé au sein d’une trame argumentative, au même titre qu’un entretien, un document quelconque, les ouvrages signalés comme références. Elles exigent en conséquence d’être façonnées selon cet objectif. Mais, au-delà d’une visée descriptive ou narrative, de registre informatif, elles entrent dans un dispositif de communication destiné à convaincre le lecteur, faisant appel non seulement à sa raison et à son expérience du monde, mais également à son sens esthétique. Le texte dès lors s’apparente à un espace scénique, et chaque élément qui le compose exige d’être traité selon un principe scénographique ou dramaturgique.

Soit la visite d’émissaires du FN à des enfants de harkis en grève de la faim sur l’esplanade des Invalides, dont j’ai été un des protagonistes, le 19 septembre 1997 (voir Annexe 10 dans la version PDF de l’article).

Cet événement a fait se croiser dans un court laps de temps et dans le même espace restreint plusieurs responsables du FN, quelques militants, des journalistes, un célèbre médecin de gauche. Il en a découlé une longue note d’observation de 42 000 signes. Dans le livre, elle est fortement recadrée sur l’action principale, si bien qu’elle se trouve réduite à 6 700 signes sous forme d’un bloc en retrait (p. 87-89). Cette action principale peut à son tour être décomposée en plusieurs scènes qui s’enchaînent. L’une d’elles fait intervenir le docteur Schwartzenberg, un attaché parlementaire âgé issu du Maghreb et un porte-parole des jeunes. Cette scène peut à nouveau être décomposée en plusieurs mouvements : l’arrivée du médecin qui ignore le groupe militant pour se rendre directement auprès des enfants de harkis, la volonté polémique de l’attaché qui tente de faire du médecin le représentant d’un gouvernement de gauche, l’interpellation abrupte du porte-parole des jeunes par l’attaché qui se pose lui-même en harki. Dans le livre, seul ce dernier mouvement est retenu.

Ce qui a de l’importance, en effet, sur quoi il s’agit de diriger l’attention du lecteur, c’est la tentative de l’attaché d’amener les jeunes sous l’étendard du FN, ce qu’il fait de façon arrogante et par un mensonge, affirmant être lui-même un harki, ce qui est faux, comme il me le dira ensuite à deux reprises, lors d’un entretien dans un bar des Champs-Élysées, puis lors d’un échange téléphonique juste avant la remise du manuscrit à l’éditeur. Seules trois citations de propos apparaissent, elles suffisent à faire comprendre de façon simple ce qui est en jeu. Ce sont aussi les trois que j’avais mémorisées et prises en note aussitôt. Si je les avais mémorisées, comprenant sur l’instant même qu’il me fallait les inscrire dans un coin de ma tête, c’est que leur âpreté m’avait alerté. Elles étaient comme des pointes acérées de l’échange, dont elles révélaient en toute clarté l’enjeu profond. Mais sans doute étais-je d’autant plus apte à saisir instantanément cet enjeu que je n’étais plus un néophyte au sein du parti, si bien que les calculs et les intérêts sous-jacents à nombre d’actions m’étaient davantage lisibles ou étaient librement exprimés en ma présence.

Le recours, par moments, à une écriture scénique ou dramaturgique, comme en font usage les écrivains du réel (non-fiction writer), présente plusieurs avantages : gain d’espace, mise en valeur des informations utiles, création d’un rythme, implication émotionnelle du lecteur.

La limite de toute description du monde social sous-tendue par la mise en évidence de ses lignes de force réside dans le fait qu’il pourrait être indéfiniment possible de contester le bien-fondé de l’observation, et ce d’autant plus qu’il n’existe jamais, sauf enregistrements tous azimuts, de possibilité de revoir en continu et dans tous les détails la façon dont les choses se sont effectivement déroulées. Ce qui vaut pour une enquête motivée par une visée d’investigation ou d’identification à autrui ne vaut pas moins dans le cours de l’existence ordinaire. S’il existe un supplément de solidité dans le travail des sociologues, c’est du fait de la conscience qu’ils ont de ces brèches dans l’attention et dans la compréhension, si bien qu’ils sont à même de reconstituer, pour en avoir préservé les traces, le cheminement qui les a fait aboutir à leur compte rendu. Ils sont à même, également, de percevoir combien leur propre façonnement d’humain, au fur et à mesure des expériences qui furent les leurs, est un obstacle et un guide à la fois dans leur appréhension des situations, dont il est nécessaire de rendre compte au moyen d’informations sur soi et sur son propre parcours, même si ce n’est jamais selon un principe de totale transparence (Bizeul, 2021). Le texte sociologique, loin de relever seulement de l’exercice intellectuel et d’être une représentation attestable du monde, est aussi pour le sociologue le lieu de sa propre représentation. S’il est un espace scénique, et comme tel le lieu d’une transposition du monde, exigeant une composition élaborée à base d’écriture sous des dehors de simplicité rigoureuse, ainsi que j’en ai davantage pris conscience en réfléchissant sur la façon dont je procède, tout comme d’autres, en matière de citations, il l’est aussi pour la personne même de l’auteur.

En guise de conclusion : du côté des lecteurs

Bien que les citations occupent une place visible et semblent déterminantes dans la plupart des textes ethnographiques, attestant de la réalité d’une enquête, servant de socle pour l’analyse et de preuve au service d’une argumentation, soutenant l’intérêt du lecteur, c’est le plus souvent incidemment, par quelques phrases lapidaires, que l’auteur indique comment il les a fabriquées et pourquoi il en fait usage. Quelques rares études toutefois s’efforcent d’en saisir le fonctionnement et les effets dans le cas d’enquêtes particulières. Mais leurs auteurs s’attachent aux intentions des chercheurs telles qu’elles peuvent être imaginées à partir de l’analyse de leurs textes, de façon équivalente à ce qui se pratique pour les œuvres des écrivains connus au vu de leurs manuscrits, sans jamais interroger les chercheurs sur ce qu’étaient leurs intentions en faisant usage de telle citation, et en le faisant de cette manière plutôt qu’autrement. Quand le chercheur lui-même s’empare de la question au moyen d’exemples précis tirés de son propre travail, comme j’ai tenté de le faire, une compréhension plus assurée et plus élaborée peut exister, avec le risque toutefois qu’il se fasse plus clairvoyant et plus déterminé qu’il ne l’était en réalité.

Un point aveugle subsiste, cependant. Faute d’en avoir les moyens, peu de ces études, déjà en petit nombre, se préoccupent de la façon dont les lecteurs ordinaires ou professionnels abordent les textes, en particulier les citations qui y figurent. Je ne le fais pas davantage dans cet article, sinon au titre de rappel, faute d’informations concrètes sur ce point. Or c’est là un point majeur, puisque c’est se rendre du côté des lecteurs, autrement dit de ceux à qui sont destinés les textes, en fonction desquels ils sont fabriqués, et sans lesquels leur existence se réduirait à une expression solipsiste et dérisoire.

À chaque justification d’un chercheur concernant ses propres écrits, il serait possible d’objecter : C’est ton imagination d’auteur qui te fait énoncer ce principe, mais peut-être qu’une partie des lecteurs, peut-être la plupart, peut-être tous, s’en fichent absolument, si bien que tes intentions et tes efforts sont peine perdue. L’ignorance dans laquelle l’auteur se trouve des effets réels de telles pièces documentaires et telles figures de style sur les lecteurs réels ou espérés est cependant moins entière qu’il pourrait sembler. Car l’auteur est lui-même un lecteur, et un lecteur en grandes proportions. Il a lui-même été guidé par des lecteurs plus avertis qu’il ne l’était, enseignants, collègues, proches amis, auteurs d’articles qu’il a lus et où sont cités des auteurs, il a eu l’occasion de participer à des échanges de points de vue sur les textes de collègues, a rédigé des comptes rendus de livres, a évalué des articles soumis aux revues, si bien que lui-même à son tour devient pour d’autres une sorte de prescripteur et le promoteur d’une certaine façon d’écrire. Autrement dit, les critères de jugement se fabriquent, se partagent, s’étendent de proche en proche en fonction de lignes d’affinité et d’influence. C’est toutefois selon un éventail d’options, avec les divergences et les affrontements qui en découlent, chaque segment s’efforçant de faire prévaloir sa façon de faire.

De nombreuses études rendent compte des perceptions diverses et socialement ordonnées, selon la classe, le genre, l’identité raciale, le cadre national et culturel, pouvant exister à propos d’une œuvre, d’un roman, d’un sociologue consacré, d’une langue de publication de la sociologie25. À ma connaissance, aucune étude ne s’est attachée de façon précise à la façon dont les citations sont perçues, lues ou laissées de côté, mémorisées ou non, par des lecteurs définis interrogés aussi précisément que le sont des panels de consommateurs concernant des émissions de télévision ou des programmes politiques.

À défaut de telles études, un constat de Corden et Sainsbury (2006) devrait toutefois emplir de doute les auteurs et leur imposer la plus grande modestie quant aux idées ou aux certitudes qui peuvent les guider. Nombre de lecteurs, en particulier les décideurs, qui sont également les commanditaires de certaines enquêtes, disent ne lire que l’introduction, le résumé et la conclusion d’un compte rendu, et, s’ils s’aventurent dans le corps du texte, ne pas s’attacher aux citations :

« Si les premières citations qu’ils ont lues ajoutent quelque chose au récit ou sont particulièrement intéressantes, par exemple éclairant certains points abordés par l’auteur, ils ont tendance à lire les suivantes. Si elles ne sont pas suffisamment contextualisées, sont peu compréhensibles ou interrompent le cours de la lecture, ils ont tendance à les laisser de côté. En revanche, si le récit est mal écrit ou apparaît plat, certains d’entre eux disent continuer leur lecture au travers des citations uniquement. » (Corden et Sainsbury, 2006, p. 7)

Peut-être en va-t-il autrement des lecteurs ordinaires et des sociologues de métier ? Rien n’est moins sûr. Un de mes amis, ex-professeur d’anglais en lycée, m’a ainsi indiqué qu’il avait sauté la plupart des extraits des écrits de Martial dans le livre qui lui est consacré, parce qu’ils étaient en petits caractères, lui rendant la lecture pénible, mais aussi parce qu’il les jugeait souvent fantaisistes ou irritants, préférant s’en tenir à ma propre analyse. Beaucoup d’autres, toutefois, m’ont dit leur admiration pour l’écriture de Martial et que la présence de ses mots créait le lien avec lui. Concernant le livre sur le FN, je n’ai pas le souvenir de remarques sur les notes d’observation, comme si l’analyse d’ensemble et l’originalité de l’enquête avaient seules retenu l’attention, notamment de la part de collègues la jugeant intéressante pour les uns, y voyant des insuffisances ou une faute morale pour les autres. Les notes qui figurent dans le livre forment pourtant une base documentaire de première main, seule garante de l’intérêt du texte.