L’accès au terrain influe sur la nature même de la recherche, son objet, sa problématique et sa méthodologie. Elle n’est pas une simple
mais« condition de réalisation de l’enquête »
(Darmon, 2005, p. 99). Ce sera en tout cas l’objet de cet article qui propose de discuter du refus et ensuite de l’accès aux délibérations1 des jurys dans les concours internationaux de musique classique. Il m’intéressait, dans le cadre de ma thèse, d’étudier les critères d’évaluation à l’œuvre dans le travail des jurés de concours. C’est en expérimentant les difficultés de l’accès à ces jurys et, petit à petit, en arrivant à m’en accommoder et finalement à les résoudre que j’ai approfondi ma réflexion sur les enjeux à l’œuvre sur mon terrain.« un objet de plein droit de la recherche […] et un véritable matériau d’analyse du terrain lui-même »
Cet accès au jury m’a été refusé tout au long de ma thèse sur les concours de musique internationaux et je n’ai pu mener des entretiens avec les membres du jury. L’accès à la salle de délibération est en effet formellement interdit à toute personne externe au jury. Les organisateurs de ces concours n’aiment pas non plus que les jurés discutent avec d’autres personnes de la compétition en cours. Pour certaines compétitions, cette interdiction est même mentionnée dans le règlement. Les organisateurs craignent, dans ces cas, une possibilité d’influence sur les membres du jury. Mes demandes de m’entretenir avec les jurés en dehors de la salle de délibération sont restées systématiquement sans réponse. L’investigation de ces jurys constitue ainsi une tâche compliquée. La difficulté d’accès aux délibérations du jury n’est pas spécifique à mon terrain et a été décrite dans d’autres recherches sur les concours de musique internationaux (Wagner, 2006 ; McCormick, 2008). Aucun chercheur n’a jamais été autorisé à accéder à une salle de délibération dans ce contexte. En tant que lieu de pouvoir et d’espace de décision, celle-ci se dérobe au regard des chercheurs et pose des questions et obstacles d’accessibilité spécifiques, méritant une attention particulière (Nader, 1972 ; Gusterson, 1997 ; Ortner, 2010).
Tout au long de ma thèse, j’avais fait le choix d’un
(Gusterson, 1997), en glanant des informations diverses pour m’informer de ce qui se passe à l’intérieur de la salle de délibération même si je n’y avais pas personnellement accès ou encore en écoutant les discours professionnels officiels qui ne correspondent pas forcément aux pratiques réelles mais qui éclairent sur la culture en question.« engagement polymorphe »
Après huit ans d’enquête sur les compétitions, l’accès aux délibérations du jury m’a finalement été accordé par le directeur d’un concours, ma demande s’insérant dans une activité pédagogique, associant sociologues et musicologues2. Cet accès a été rendu possible par une connaissance accrue du terrain, de leurs acteurs et des relations qui se jouent entre eux, et il s’insère donc dans une immersion longue. Cette immersion est particulièrement importante lorsqu’il s’agit d’un lieu de pouvoir. J’inscris également cet accès au terrain dans mon parcours de vie, l’accès étant dans ce cas soumis au statut de docteure, et dans la transformation à la fois de la chercheuse et de son terrain.
En m’appuyant sur mon journal de terrain, je reviens dans cet article sur les modalités du refus et ensuite de l’accès à ce terrain : l’alliance avec des musicologues, le jeu de rivalités entre concours, leur volonté de transparence et leur envie de se singulariser en étant le premier concours à ouvrir le jury à une personne externe. L’article revient aussi sur la difficulté de l’enquête dans des lieux soumis au silence et au secret.
Je commencerai par décrire les différents accès que j’ai pu avoir tout au long de mon travail de thèse durant lequel j’ai observé plusieurs concours, en y menant aussi des entretiens avec les personnes impliquées dans cet événement. Ces observations et entretiens sont souvent délicats car ils ont lieu à un moment extrêmement stressant pour les personnes qui y sont engagées. Dans un deuxième temps, j’examinerai le fonctionnement des jurys, l’opacité de leur système et la rationalisation des procédures d’évaluation. Enfin, j’analyserai, à l’aide de mon journal de terrain, les raisons qui ont poussé les organisateurs à m’ouvrir les portes de ce lieu fermé.
La première compétition internationale véritablement institutionnalisée est fondé en 1890. Les concours de musique internationaux émergent en même temps que d’autres institutions similaires telles que le Comité international olympique (1894), la Biennale de Venise (1895) et les Prix Nobel (1901) (English, 2005). Ces concours se sont multipliés dès la deuxième guerre mondiale à tel point qu’ils se trouvent en concurrence les uns avec les autres, en même temps qu’ils collaborent et se concertent. Il existe aujourd’hui environ 1500 compétitions musicales internationales dans le monde et les plus importantes d’entre elles sont regroupées dans une Fédération, la Fédération mondiale des concours de musique internationaux (FMCIM) qui est basée à Genève et compte 122 institutions membres. Mon terrain a porté sur sept concours de musique internationaux, faisant tous partie de cette Fédération.
Dans ces concours, j’ai mené des entretiens avec les organisateurs de concours et les candidats au concours. J’assistais au déroulement des différentes épreuves jusqu’à la finale, à la restitution des résultats durant lesquels étaient divulgués les noms des personnes qui passaient au prochain tour, aux entractes des performances pendant lesquelles je me mettais en contact avec les candidats et à d’autres types d’événements ayant lieu pendant le concours (cérémonie finale de remise des prix, cérémonie d’ouverture, inscriptions et tirage au sort des candidats, etc.). Dans certains concours, j’avais accès au bureau de l’organisation, me permettant d’observer les activités des personnes y travaillant (prise en charge des candidats, relations avec les médias, préparation des programmes des différentes épreuves, préparation des délibérations, etc.). J’ai également récolté des documents produits par les concours tels que des règlements de concours et des programmes, et des articles de journaux sur l’événement en cours. Mon premier terrain a débuté en 2009 (Concours Reine Elisabeth) et le dernier a eu lieu en 2017 (Concours Clara Haskil), ce dernier étant le seul à ce jour à m’avoir donné accès aux délibérations du jury3.
Le concours en tant qu’
(Dayan et Katz, 1996) s’inscrit dans une temporalité particulière. Il peut être annuel, bisannuel ou trisannuel et dure au maximum un mois. L’événement du concours met en scène différents protagonistes : musiciens-candidats, jurés, organisateurs, agents, publics, journalistes de la radio et de la télévision, critiques musicaux, etc. L’ambiance, bien que parfois conviviale, est la plupart du temps extrêmement tendue. Les musiciens traversent des épreuves les mettant sous haute pression et les organisateurs sont souvent stressés et à l’affût de tout ce qui pourrait entraver le bon déroulement du concours. Les organisateurs préparent en effet l’édition du concours depuis plus d’une année et travaillent très intensivement depuis quelques semaines déjà. Le concours est ainsi planifié très à l’avance et doit se dérouler comme prévu. Pendant le concours, les organisateurs travaillent sept jours sur sept et dorment très peu. Les épreuves se déroulent la journée et le soir. Lorsqu’il y a des délibérations du jury, le travail des organisateurs et des jurés se poursuit jusqu’au milieu de la nuit.« événement médiatique »
Dans ce contexte, les candidats sont extrêmement protégés, voire surveillés. Toute irruption extérieure est considérée comme un élément pouvant potentiellement déranger le bon déroulement du concours. C’est un événement sous haute tension. Bien que la manifestation soit publique, se mettre en contact avec les protagonistes du concours est délicat et requiert une explicitation et une demande d’autorisation au préalable, comme pour toute institution fermée (Darmon, 2005). En effet, si les musiciens estiment avoir été dérangés pendant le déroulement du concours, ils peuvent se considérer lésés et porter plainte contre le concours. J’ai ainsi envoyé un mail formel accompagné d’une lettre de recommandation du directeur du Concours de Genève (Thomas4) à chaque concours que je souhaitais étudier. Je connaissais ce directeur pour avoir travaillé dans ce concours. Cet organisateur est une personne relativement importante dans le milieu des concours de musique internationaux. Il était à cette époque membre du comité de la FMCIM et deviendra par la suite président du comité. J’ai obtenu ainsi l’autorisation de faire des entretiens avec les candidats pendant le concours.
C’est aussi avec le directeur du Concours de Genève que j’ai en premier évoqué, il y a 10 ans de cela, la possibilité d’accéder à la salle de délibération du jury. Je savais alors que personne n’accède à cette salle hormis les membres du jury, le directeur du concours et éventuellement un assistant qui accompagne le jury dans tout ce qu’il fait. Le directeur sursaute alors presque effrayé et s’exclame :
J’ai rencontré le même refus catégorique auprès des autres concours.« Jamais ! Personne ne peut accéder à la salle de délibération du jury, c’est interdit. Même les personnes en qui j’ai entièrement confiance (il fait ici référence à son assistante) ne peuvent être là. Et tous les concours te feront la même réponse. Aucun concours ne te donnera accès aux délibérations du jury. On peut te raconter comment ça se passe ces délibérations mais tu ne peux pas être là, c’est hors de question. C’est pas qu’on a des choses à cacher mais le jury doit être à l’aise, il ne faut pas qu’il soit dérangé dans son travail. De toute façon, tu ne verras rien car en général on ne discute pas. Ce qui se passe c’est qu’on se réunit dans une salle. Je leur distribue les feuilles de note et ils notent les candidats en silence. Ensuite, je ramasse les feuilles et je les mets dans mon logiciel et le résultat sort ensuite du logiciel ».
Cette difficulté d’accès est renforcée par le fait que le jury est situé à l’écart du public et des candidats. Les membres du jury prennent des pauses à part et, pendant les épreuves du concours, le jury se trouve généralement dans un espace certes visible mais avec une délimitation clairement définie par rapport au public. Pour les délibérations des résultats à l’issue de chaque épreuve, le jury se retire dans un endroit à l’abri des regards, aux portes fermées, pour ensuite venir annoncer publiquement le résultat de leurs délibérations. Cette mise en retrait du jury dans un lieu clos pour prendre les décisions renforce matériellement, géographiquement et physiquement une division intérieur/extérieur, impressionnant tant les publics, les candidats que la chercheuse (Ortner, 2010).
La possibilité de faire des entretiens avec le jury pendant le concours est sujette à la même réticence. Si les membres du jury peuvent s’entretenir avec la presse, il leur est formellement interdit de se prononcer à propos des candidats. Le règlement du Concours Reine Elisabeth mentionne par exemple :
(art. 68 du Règlement du Concours Reine Elisabeth, violon, 2009).« Les membres du jury ne feront aucune déclaration à propos des candidats, des activités du jury ou de l’organisation du jury »
Pour comprendre les modalités du refus et ensuite de l’accès au jury de ces concours, je vais d’abord décrire les enjeux internationaux du fonctionnement des jurys, pour ensuite détailler comment ces éléments se traduisent au niveau local.
Depuis leur apparition, les concours sont régulièrement sujets à des scandales et des controverses. La critique la plus répandue est certainement celle du manque de transparence dans la procédure d’évaluation. Les délibérations du jury se tiennent à huis clos et les points donnés aux candidats sont tenus secrets dans la plupart des concours. Rien ne doit sortir de la salle de délibération. Pour beaucoup de candidats, c’est le signe qu’il y a quelque chose de profondément injuste dans le processus de délibération des concours : professeurs votant pour leurs élèves, alliances entre jurés ayant des intérêts en commun, corruption ou tout autre facteur pouvant avoir une influence sur les décisions du jury. Aux yeux des candidats comme des chercheurs, le jury constitue une « boîte noire » dont le fonctionnement interne demeure opaque. On parle par ailleurs communément du
lorsqu’on parle des activités du jury des concours de musique internationaux.« secret »
Cette situation donne lieu à différentes initiatives de la part des musiciens. En 2008, des lauréats initièrent une pétition pour plus de transparence dans les concours de musique. Cette pétition, signée par plus de cinq cents personnes, demande aux concours de musique internationaux de publier tous les votes des jurys à la fin de chaque compétition (Dürer, 2009 ; Johnson, 2009). D’autres groupes de pression sont créés s’intitulant
«
Young musicians against the competition mafia
ou»
«
10 000 Musicians against Corruption in Music Competitions
. Tous demandent une plus grande transparence et une plus grande ouverture des délibérations du jury. Ce point s’avère problématique pour les concours car le processus démocratique est leur principal argument de légitimité (McCormick, 2008). Les concours se targuent en effet de garantir une réelle égalité des conditions, donnant les mêmes chances à chacun d’être vu et entendu par la presse et les médias, par de célèbres jurés et, à travers Internet, par le public dans le monde entier.»
Or, cela ne peut fonctionner que si la procédure d’évaluation est considérée comme juste. C’est pour cette raison qu’une des priorités principales de la Fédération mondiale des concours internationaux de musique est d’établir des critères d’intégrité dans le processus d’évaluation et de les maintenir à un niveau très élevé en demandant aux concours de publier leurs règlements de jury, en insistant sur l’importance du choix des membres du jury et en travaillant de manière plus générale à une plus grande transparence dans les modalités du jugement. Depuis les années 1960, des normes et des standards sont établis par la Fédération. On assiste alors à la construction d’un espace transnational surveillé par la FMCIM, celle-ci devenant une méta-organisation de régulation qui définit et renforce des standards professionnels et internationaux dans le domaine des concours (intégrité, rationalisation et objectivisation du jugement, transparence, etc.) (McCormick, 2015).
La rationalisation du jugement se fera principalement à travers deux mesures : la quantification du jugement et l’interdiction de toute discussion au sein du jury. Dans la plupart des concours, l’appréciation se fait en effet à travers un système de commensuration (Espeland et Stevens, 1998), c’est-à-dire la transformation de différentes qualités en une mesure métrique. Les concours inventent des logiciels mathématiques très sophistiqués pour produire des résultats. Les plus complexes d’entre eux sont censés reconnaître les tricheries et les éliminer directement du système. Toutefois, comme dans le cas des Castingshow analysés par Olivier Voirol et Cornelia Schendzielorz (2014), il n’existe pas un catalogue de critères stables, explicites et valables de manière générale, qui soient employés systématiquement lors de l’évaluation. Les règles de jugement sont flexibles. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a ni règles, ni critères mais plutôt qu’ils sont utilisés de manière sélectives et jamais véritablement explicités. Dès lors, il est toujours incertain pour les candidats d’estimer sur quelle base ils ont été ou seront évalués.
Il n’existe en outre pas de possibilité, du moins formellement, pour chaque juré de confronter son jugement avec celui des autres afin de voir si ceux-ci le corroborent ou non. Le règlement du Concours Reine Elisabeth mentionne par exemple :
(Art. 68 du Règlement du Concours Reine Elisabeth, violon, 2009). L’article 69 du même règlement indique :« Les membres du jury ne peuvent, sous aucun prétexte, se communiquer les notes qu’ils auront attribuées »
Toujours dans le même règlement, il est également spécifié à l’article 98 :« Le Concours a pris pour habitude de faire appel au jugement personnel et individuel de chaque membre du jury. Ceux-ci s’interdiront en conséquence toute concertation ».
Les organisateurs veulent ainsi éliminer toute possibilité d’influence sur le résultat.« Les membres du jury ne pourront échanger de commentaires à propos des candidats avant d’avoir procédé aux votes relatifs aux différents classements. Toute discussion relative aux candidats, engagée pendant une séance du jury, entraînera la suspension du membre qui l’aura provoquée ».
Ce processus d’évaluation se distingue d’autres situations soumises à l’expertise telles que les processus de peer review dans le monde académique, analysés par Michèle Lamont (2009). Dans ce cadre, les discussions sont vues comme amenant à de meilleures décisions. Délibérer permettrait aux membres du panel d’articuler leurs arguments dans un dialogue – un processus qui, dans cette situation, produirait des décisions moins contrôlables et plus transparentes. Débattre jouerait un rôle crucial dans la création de la confiance dans le processus d’évaluation. Tel n’est pas le cas des concours de musique internationaux.
C’est en effet ici l’évaluation individuelle qui est garante de l’authenticité et de l’impartialité du jugement. Cette confiance absolue dans le jugement individuel renforce la puissance artistique du jury (Kingsbury, 1988). La rationalisation des procédures d’évaluation consolide cette autorité qui ne peut en aucun cas être remise en question. De par la composition du jury, souvent formé de professeurs et/ou de musiciens de renommée internationale, les concours de musique internationaux se trouvent inscrits dans un système d’éducation musicale dont les ressorts remontent au 19ᵉ siècle. Cette éducation est caractérisée par un fort investissement familial et une pédagogie individuelle précoce mettant en relation directe et continue l’élève et son professeur (Yoshiara, 2008 ; Wagner, 2015 ; Hall & Savage, 2016 ; Bull, 2019). La position de ce dernier est souvent décrite comme abusive (Kingsbury, 1988 ; Baker, 2014 ; Bull, 2019), à l’instar de l’élève impuissant dans les mains du pouvoir narcissique de son professeur. Ce système ressemble à une hiérarchie de forme monarchique, telle qu’observée par Vita Peacock (2016) et Julie Billaud (2016) dans le cas du fonctionnement de l’institut Max Planck5. S’appuyant sur la notion de
(Valeri, 1985), les deux auteures montrent les dynamiques de pouvoir à l’œuvre au sein de l’institut. L’autorité intellectuelle du directeur y est centrale, impliquant de nombreuses formes de dépendances parmi les chercheurs. Comme le suggère Valeri (1985), la croyance dans le pouvoir divin du souverain incite les personnes à devenir ses vassaux afin de bénéficier de son pouvoir, ce qui, en retour, consolide la capacité du roi à maintenir sa réputation. Dans ce contexte, toute tentative de modernisation ou d’exigence de transparence produit paradoxalement un renforcement de la position du roi (Peacock, 2016 ; Billaud, 2016).« Kingship »
Plusieurs points restent ainsi fortement problématiques quant à l’idéal démocratique de ces compétitions : le fait que la Fédération préserve la confidentialité du jugement, que les points attribués aux candidats sont tenus secrets dans la plupart des concours et que, comme indiqué systématiquement dans chaque règlement, le jugement est considéré comme irrévocable. Il n’y a pas d’espace pour contester les décisions du jury. Aujourd’hui, on assiste ainsi internationalement à deux mouvements opposés : un mouvement de revendication à plus d’ouverture et de transparence et un mouvement de préservation du secret.
Je vais, dans la suite de cet article, montrer comment une alliance à trois et un jeu de rivalité entre deux concours a produit un renversement de la situation en ma faveur.
En 2016, suite à ma soutenance, je reçois un mail d’une musicologue travaillant sur un projet particulier avec le Concours Clara Haskil. Depuis 2010, ce projet réunit sept étudiants musicologues membres d’un jury « La Jeune Critique » et médiateurs entre le public, les candidats et les membres du jury « officiel ». La tâche principale de « La Jeune Critique » est de décerner un prix coup de cœur lors du concours, en parallèle du jury officiel. La musicologue prépare ainsi ses étudiants pendant tout un semestre à leur fonction de juré pendant le concours à travers notamment des écoutes à l’aveugle de différentes interprétations d’une œuvre. De même, des critiques, des musiciens et des membres du jury sont invités à venir présenter leur vision de ce travail particulier que constitue la critique musicale et à discuter des critères d’évaluation à l’œuvre dans le concours pour préparer les étudiants à être juré. Elle m’écrit ainsi qu’elle a entendu parler de ma thèse et qu’elle souhaite discuter d’une collaboration autour de ce projet. Les activités qu’elle développe dans ce projet semblent par ailleurs dénoter d’une ouverture et d’une volonté d’une plus grande transparence quant au jugement, et le concours en question s’impose désormais comme modèle à d’autres institutions : ce projet a ainsi remporté un prix décerné par la FMCIM récompensant
.« des projets innovants et uniques pouvant servir d’exemple à d’autres concours »
J’accepte de la rencontrer et nous convenons d’une collaboration, dans laquelle je fais différentes interventions dans son cours et aide les étudiants à construire une grille d’entretien à l’intention des candidats, qui sont alors objet d’investigation des musicologues. Il s’agit en quelque sorte d’apprendre aux musicologues d’être sociologues et aux sociologues d’être musicologues. Lors de cette première rencontre, je mentionne, sans demander néanmoins directement l’accès aux délibérations du jury officiel, le fait que je n’ai jamais eu la possibilité d’être présente lors d’une délibération du jury. Elle propose ainsi que l’on se rencontre les trois avec Pierre, le directeur du concours Clara Haskil. Lors de cette rencontre, je lui donne mon manuscrit de thèse et la musicologue lui glisse à l’oreille :
Pierre me dit :« Tu sais Miriam n’a jamais eu accès à une délibération du jury. Tu crois que ce serait quelque chose d’envisageable ? »
.« Mais oui ! Bon c’est vrai, il y a le secret et tout ça. Mais je serais très fier d’être le premier concours à te donner cet accès. Bon, c’est le président du jury qui décide. Il y aura des résistances. Mais oui je suis d’accord. Il faut aller dans ce sens-là »
Le concours Clara Haskil se déroule en plusieurs étapes. Une première séance de délibération, les éliminatoires à partir de visionnage sur DVD, se tient à Lausanne avec un jury restreint : le président du jury, deux autres membres du jury et le directeur du concours. Je suis invitée à cette séance, ainsi qu’une des musicologues membre de la Jeune Critique. Pierre nous présente en disant que j’ai fait ma thèse sur les concours de musique et en leur montrant mon manuscrit de thèse. Ma collègue étudiante-musicologue est présentée comme membre de la Jeune Critique et nous avons toutes les deux le statut d’observatrice, sans droit de vote. D’emblée, on sent une forte résistance de la part du président du jury. Il s’adresse à nous de manière très sarcastique :
. Nous sommes toutes les deux très intimidées et restons silencieuses. La délibération commence et se poursuit sur deux jours. Au fil de l’écoute des candidats, l’ambiance se détend. Les membres du jury semblent soulagés par le fait que nous restons très discrètes et ne prenons jamais la parole.« Ah c’est la fin du secret, c’est ça ! Tout ceci sera public et publié, n’est-ce-pas ? »
Lors d’une des pauses, Pierre vient me proposer un café et je l’accompagne dans la petite cuisine des bureaux. Après quelques remarques et questions de ma part sur la première partie des délibérations, Pierre me demande depuis combien de temps je travaille sur les concours. Je lui réponds :
. Il s’exclame :« depuis 8 ans »
Je lui dis :« Ah oui, non mais t’es vraiment pas une novice alors ! Mais est-ce que vraiment tous les concours t’ont refusé l’accès au jury ? »
. Pierre éclate de rire : « Ah non mais Thomas. Non mais Thomas, je l’adore ! On se connaît depuis longtemps. On est très amis. On a fait de la musique ensemble. Tu sais que quand j’ai monté ce projet avec les musicologues, Thomas m’a dit texto :« Oui. En fait j’avais été voir le directeur du Concours de Genève et je lui avais demandé l’accès aux délibérations. Il avait sursauté et m’avait dit que jamais aucun concours ne me donnerait l’accès aux délibérations »
je suis jaloux. Il était très content pour moi mais il m’a dit : je suis jaloux. »
« Ah oui ? Mais lui il fait la même chose maintenant. »
Nous retournons dans la salle et il poursuit :« Non mais, je sais, je sais ! Ah non mais il faut qu’on communique là-dessus. Quand on sortira le communiqué de presse, je donnerai ton contact à la chargée de communication et elle te posera quelques questions et tu pourras dire ce que Thomas t’a dit. »
« Je suis pour la transparence, vraiment. Il faut qu’on se démocratise. On essaye même s’il y a des résistances. Déjà on essaye d’être transparent sur les règlements. On publie tous les règlements. Et il faut qu’on aille dans ce sens-là. »
À la suite des éliminatoires, le président du jury continuera à opposer des résistances à ma présence jusqu’à ce Pierre lui indique que le concours de Genève m’avait refusé l’accès aux délibérations quelques années plus tôt. Le président s’empressera de répondre qu’au vu de cet état de fait, le concours Clara Haskil se devait de m’offrir un accueil à la hauteur du refus que m’avais réservé le concours de Genève.
À partir de ce moment, je suis intégrée dans la stratégie de communication du concours pour l’édition 2017. Le premier communiqué de presse mentionne :
Ce communiqué est envoyé à la presse mais également à tous les concours membre de la FMCIM et en particulier son président qui est la première personne à m’avoir refusé l’accès à la salle de délibération. La même mention sera faite dans tous les autres communiqués de presse qui ont eu lieu pendant le concours.« En 2017, la Jeune Critique collabore avec la sociologue Miriam Odoni qui a écrit et soutenu sa thèse portant notamment sur l’évaluation dans les concours internationaux de musique sous un angle sociologique. Le Concours Clara Haskil lui ouvre ses portes, lui permettant de jeter un regard totalement inédit sur le processus de sélection de candidats en musique. Miriam Odoni a été présente lors des éliminatoires et elle le sera lors de toutes les séances de délibérations du jury du concours ».
Les épreuves du concours commencent durant lesquelles j’ai la possibilité de suivre le travail de la « Jeune Critique » et, comme promis par le directeur, je suis en effet chaque fois appelée pour suivre le jury officiel dans la salle de délibération.
Arrive le jour de la finale et de la cérémonie des remises de prix à laquelle assiste également le directeur du concours de Genève. Ce sera ici encore une fois la musicologue qui fera le lien entre Thomas et moi et jouera un rôle de négociatrice. Elle me dit :
Elle poursuit :« J’ai vu Thomas et je lui ai dit qu’on aimerait bien aller manger avec lui pour lui proposer de futurs projets. Il était tout content. Ensuite je lui ai dit : Tu sais Miriam a eu accès aux délibérations du jury et là il a compris. Il a fait “Ah ! Chez nous ça n’a pas été possible”. »
.« J’espère que je n’ai pas fait de gaffes mais j’ai pensé que c’était mieux que ça vienne de moi que de toi ou de Pierre »
Lorsque je vois Thomas à l’issue de la cérémonie, il vient vers moi en s’exclamant :
Nous discutons ensuite du déroulement du concours et de la cérémonie, qu’il critique largement, et il me dira finalement d’un ton mi-amusé, mi-sérieux :« Alors il paraît que tu as finalement trouvé la clé qui te permette d’ouvrir la porte de l’arène sacrée ? »
Cette première présence aux délibérations me donne ainsi accès à un ensemble d’autres situations huit ans après le début de ma recherche et ayant entre-temps soutenu ma thèse.« Si tu viens me voir et que tu me demandes l’accès aux délibérations, je vais finir par te dire oui. Ça va être très difficile pour moi de refuser maintenant. Les concours finiront par te dérouler le tapis rouge. On créera un règlement spécial pour que tu puisses avoir accès à tout. Tu verras, on créera un droit de vote exprès pour toi ».
Je vais revenir ici sur un ensemble d’éléments qui m’ont semblé important dans cet accès à un espace particulier de mon terrain. Les portes de ce lieu clos se sont finalement ouvertes lorsque j’avais déjà fini ma recherche. J’avais soutenu ma thèse quelques mois avant que la musicologue me contacte. L’absence d’enjeux de temporalité me permettait ainsi tout au long des négociations d’adopter une position de retrait et d’observatrice, de ne justement pas « forcer les portes », ce qui s’est finalement révélé très efficace. Il m’importait plus d’observer les négociations qui se déroulait sous mes yeux, de les noter et de les analyser que véritablement accéder à la salle de délibération, bien que cela ait été d’une signification considérable.
Les informations que j’ai pu récolter tout au long de mon terrain de thèse et la connaissance que j’avais du milieu ont été capitales pour savoir de quelle manière je devais me comporter au contact des membres du jury. Je savais ainsi que ce rôle me demandait une discrétion absolue et un silence total pendant la délibération. C’est aussi pour cette raison que j’ai fait le choix de ne pas faire d’entretiens pendant le concours. Il s’agissait de se faire totalement oublier et de me fondre complètement dans le déroulement du concours. Cette stratégie a été particulièrement féconde pour me maintenir dans la salle de délibération tout au long du concours. C’est ce que me confirment les membres du jury et le directeur lorsqu’à l’issue de la dernière délibération, je m’approche d’eux pour les remercier d’avoir accepté ma présence :
« Mais on a oublié que tu étais là ! Tu as été tellement discrète que cela n’a absolument rien changé. Que tu aies été là ou pas, on se serait comporté exactement de la même manière. »
Les portes se sont finalement ouvertes lorsque je n’ai rien demandé. D’autres personnes (des alliés) l’ont fait à ma place. D’où l’importance également de créer un réseau d’interconnaissances qui ont une légitimité auprès de certaines personnes du terrain et que l’on peut gagner à sa cause. L’inscription de ma démarche dans un projet pédagogique collectif alliant sociologues et musicologues donnait du poids à ma demande. L’accès aux délibérations consistait également une contrepartie d’un travail non-rémunéré réalisé auprès des étudiants musicologues (transmissions de connaissances, aide à la réalisation d’une grille d’entretien, accompagnement dans la conduite d’entretiens, etc.). Ces connaissances que j’ai pu transmettre ont pu être acquises grâce à la réalisation au préalable d’une thèse. Celle-ci me donnait une légitimité considérable sur le terrain et m’a donné une carte d’entrée non négligeable à la salle de délibération. C’est de cette manière que je suis introduite auprès du jury, avec de surcroît mon manuscrit de thèse que le directeur tend aux jurés et qui circule de main en main autour de la table. Cette légitimité et expertise sur les concours se trouve ainsi inscrite dans un objet physique. Ces éléments symboliques ont leur importance dans un lieu réunissant des personnes de pouvoir aux carrières artistiques prestigieuses.
C’est ainsi une conjonction de facteurs qui a contribué à ouvrir les portes du jury. Ces éléments sont de plus à mettre en contexte avec un environnement international de pression à plus de transparence dans les délibérations des concours de musique. Ma demande tombait donc à pic pour le directeur du concours. Ma présence dans la salle de délibération lui permettait d’assumer et montrer publiquement une plus grande ouverture et une plus grande transparence dans un milieu hautement concurrentiel entre les différentes institutions. De plus, mon statut de sociologue et donc de scientifique, rejoignait bien les enjeux internationaux de rationalisation et d’objectivation du jugement. Le concours affirmait ainsi sa singularité en médiatisant le fait d’être le premier concours à ouvrir les portes de la délibération à une personne externe. Une rivalité entre deux concours a contribué de surcroît aux négociations pour l’accès au jury, un refus initial pouvant être dans ce contexte un argument de taille. Les négociations se trouvent ainsi prises dans des enjeux locaux ou internationaux qui dépassent l’enquêtrice.
En ce qui concerne le vécu de l’expérience par l’enquêtrice, il peut être particulièrement stressant lorsqu’on se retrouve dans un lieu de pouvoir avec des personnalités artistiques aux carrières prestigieuses. Dans ce contexte, le recours à l’humour m’a beaucoup aidée à garder de la distance et à rester calme durant le concours. Percevoir les jeux de rivalité entre les concours et trouver des stratégies pour que ceux-ci me soient favorables m’a beaucoup amusée. L’utilisation de cet humour comme arme dans les négociations, comme outil d’interaction et comme distance critique m’a semblé essentiel dans une situation où les personnes que l’on étudie sont dans des rôles et des positions de pouvoir supérieur aux nôtres.
Enfin, si les critères d’évaluation étaient ma question de recherche, ceux-ci restaient pour une grande part invisible lors des délibérations puisque la discussion est la plupart du temps interdite par le règlement. Néanmoins il m’apparaissait tout aussi important d’étudier la quantification du résultat ainsi que le silence persistant dans ces lieux. Cela montre aussi que ce n’est pas parce qu’on a réussi à percer les portes physiques d’un lieu et à pénétrer un espace secret qu’il n’y a plus de secret. Lorsqu’on est à l’intérieur, on s’aperçoit qu’il y a toujours un intérieur dans l’intérieur (Ortner, 2010) et que, quand bien même on a réussi à entrer dans un espace fermé, ce qu’on vient y chercher reste en partie opaque et secret, soulevant toujours d’autres questions et interrogations et relançant l’enquête à l’infini.