Négocier son entrée dans l’Armée suisse

L’armée véhicule la réputation d’être une « grande muette » en raison d’une

« culture de la restriction de l’information »

(Deschaux-Beaume, 2011, p. 1)où l’accès aux documents et aux individu-e-s semble laborieux (Pajon, 2005). Cette réputation laisse donc entendre que s’y intéresser promet de s’attaquer à une

« enquête au sein d’un

milieu difficile

 »

(Cohen, 1999, p. 17).Avant le début des années 2000, les armées restent encore peu investiguées (Bessin, 2002), notammentpar les sociologues civil-e-s. Elles sont ainsirestées longtemps le quasi-monopole de la sociologie militaire, discipline composée majoritairement de chercheurs hommes passés « par les armes » (Kaya, 2013, p. 16), des sociologues insiders (Martin & Pajon, 2015). Plus généralement, les sciences politiques et sociales ne s’intéressent encore que timidement aux terrains de la défense en comparaison à d’autres institutions étatiques. Cependant, depuis quelques années, en France notamment, l’armée fait l’objet de recherches de plus en plus poussées, réalisées notamment par des femmes civiles (Bardiès, 2017 ;Coton, 2017 ; Deschaux-Beaume, 2011 ; Paya y Pastor & Djebbi, 2012 ; Teboul, 2017).

Dans le cadre de ma recherche de doctorat, je m’intéresse à la socialisation sexuée des quelques 1 000 femmes engagées volontairement au sein de l’Armée suisse (environ 0,7 % de l’effectif en 2017), contexte où le service militaire demeure obligatoire pour les citoyens tandis que les citoyennes peuvent s’engager sur un mode volontaire. Pour réaliser des entretiens de type récit de vie, il me fallait prendre contact avec des femmes militaires afin d’explorer leur socialisation sexuée antérieure à l’engagement et leurs expériences militaires actuelles. Je souhaitais également parfaire mon approche par des observations au sein de diverses casernes1, afin d’abord de m’imprégner d’un milieu qui m’était alors parfaitement inconnu, mais aussi pour dépasser un discours souvent conventionnel et très positif sur le vécu des femmes militaires suisses (Monay, 2015) et pour observer les enquêtées en situation, et plus particulièrement en situation d’interaction2. Dès lors, après consultation de la littérature scientifique, plusieurs obstacles s’annonçaient : 1, entrer dans un

« univers bureaucratique particulièrement réticent à livrer des informations sur son mode de fonctionnement »

(Bruneteaux, 1995, p. 110), 2, ce d’autant plus lorsqu’on y est extérieure car civile et, 3, que l’on ne correspond pas vraiment au profil-type des individu-e-s inséré-e-s dans l’institution, à savoir une femme face à un univers fortement monosexué au masculin. À cela s’ajoutait encore le fait que, 4, l’objet de mon intérêt, les femmes militaires, pouvait potentiellement être perçu comme une menace pour l’image de l’institution militaire suisse, du fait que l’enquête débutait lors d’une phase de visibilisation – médiatique et scientifique – des violences sexistes et sexuelles vécues par les militaires féminines dans le cadre des armées occidentales, notamment en France3. Ainsi, dès le départ s’est imposée la question suivante : comment dépasser, contourner ou du moins atténuer ces différents obstacles annoncés ?

J’aborderai quelques techniques d’entrée mises en place pour accéder à ce terrain et la manière dont j’ai présenté mon enquête afin qu’elle soit perçue comme inoffensive et en adéquation avec le cadre de raisonnement de l’institution, tout en me garantissant les possibilités d’une analyse critique. Tout cela a cependant impliqué certaines concessions quant aux ambitions premières, ainsi qu’une renégociation constante à chaque nouvelle entrée au sein d’une sous-culture institutionnelle, soit les différentes casernes visitées qui m’ont réservé un accueil variable.

Au-delà des stratégies d’entrée – heureuses et parfois malheureuses, souvent corrigées – négociées avec la hiérarchie centrale (le Chef de l’Armée) et les hiérarchies décentralisées (commandant-e-s d’école et de centre de recrutement), il s’agissait encore d’avoir accès non pas seulement aux terrains d’enquête, mais à la parole des enquêté-e-s. Par rapport à cela, les caractéristiques de l’enquêtrice – a priori contraignantes pour elle (Fournier 2006) : une jeune femme perçue comme bien plus jeune que son âge –, ont dû parfois être compensées par la construction d’une crédibilité non seulement scientifique mais également quant aux normes qui prévalent dans le milieu d’enquête. Cependant, ces mêmes caractéristiques ont d’autres fois permis d’avoir accès à des informations et des discussions plus libres de l’emprise institutionnelle.

Entrer par la « grande porte » : concessions et fébrilité

Face à une institution fortement hiérarchique et certainement la plus centralisée de Suisse, j’ai estimé qu’obtenir un accès au terrain par la grande porte, c’est-à-dire par l’échelon le plus haut de l’institution, amènerait moins de résistances que d’approcher des casernes une à une, impliquant le bon vouloir d’une hiérarchie localisée. L’enjeu était également de pouvoir varier mes terrains d’enquête selon des logiques de recherche et non pas selon les contraintes du terrain. Il me fallait pour ce faire des intermédiaires afin de me dénicher des allié-e-s institutionnel-le-s pertinent-e-s. Cet impératif fut certainement moins compliqué dans le cadre d’une armée de milice que dans un contexte d’armée professionnelle, surtout pour une femme sans aucun lien avec l’Armée suisse : j’ai eu la chance qu’un premier assistant appartenant à mon institut avait effectué un parcours militaire poussé, ainsi que des recherches sur ce terrain. Il a ainsi pu me mettre en contact avec un officier supérieur, adjoint du Chef de l’Armée, soit un statut et un rang hiérarchique intéressants pour ma démarche. Celui-ci m’a ensuite recommandée auprès de la personne qui a été mon appui principal durant cette recherche : la femme la plus haut gradée de l’Armée suisse, la seule brigadière, également cheffe du personnel de l’armée.

J’ai rencontré la brigadière à plusieurs reprises dans son bureau à Berne. C’est une femme d’une cinquantaine d’années, droite et affirmée, qui travaille souvent en treillis militaire. Pour accéder au terrain, elle m’annonce qu’il faudra établir un dossier de présentation de la recherche indiquant mes besoins et objectifs, ainsi que les casernes et périodes pour mes observations. Ce dossier devait être ensuite validé par le Chef de l’Armée. La brigadière se montre plutôt motivée par ma recherche et prend rapidement une posture d’autorité de type « directrice de thèse » : elle est en effet titulaire d’un doctorat en chimie et connaît donc certains impératifs d’une recherche en termes de temps et de faisabilité, ce qui l’amène à s’intéresser à des aspects tels que la méthodologie, la revue de la littérature, etc. Cette première étape de réelle négociation m’amène à faire certaines concessions, comme réduire la durée de mes observations pour des questions organisationnelles internes.

Une autre concession consistait à inclure, dans le dossier de demande d’accès, le questionnaire que je souhaitais diffuser. Alors que j’estimais plus pertinent de le construire et de le diffuser après une connaissance plus pratique du terrain – permise entre autres par les observations –, j’ai dû accepter de précipiter cette étape. Dès lors, plusieurs questions se sont avérées peu pertinentes ou trop peu précises et d’autres ont manqué4. La brigadière a d’abord eu une discussion avec moi sur la base de ce questionnaire avant de le soumettre au Chef de l’Armée : pour elle, plusieurs éléments étaient à revoir. Les questions n’étaient pas perçues comme problématiques pour l’image de l’armée, mais elle estimait certaines des modalités de réponse trop ardues :

« Les femmes ne vont pas prendre le temps de répondre à ça »

. En effet, je souhaitais à l’origine traiter en profondeur les parcours individuels des femmes militaires (parcours militaire, professionnel, résidentiel, familial, associatif et politique) afin d’établir une analyse de type séquentiel. Cela impliquait un questionnaire conséquent avec des modalités de réponse jugées trop complexes par la brigadière. Elles ont été simplifiées et le questionnaire raccourci. Ainsi, l’objectif de la brigadière était plutôt d’assurer un taux de réponse de qualité et des questionnaires remplis dans leur intégralité. Elle a néanmoins, et la modalité d’une demande officielle aussi, eu l’effet de me faire renoncer à des questions pouvant être perçues comme menaçantes pour l’institution. La soumission du questionnaire précédant les observations, j’ai opté pour la prudence en n’insérant pas de questions sur l’existence ou l’expérience de violences sexistes et sexuelles. Celles-ci ont été traitées en profondeur dans le cadre des entretiens. Toutefois, des questions concernant la présence d’inégalités femmes-hommes au sein de l’Armée suisse étaient intégrées. Une fois mes données qualitatives obtenues (entretiens et observations), j’aurais été moins encline à cette autocensure. La démarche d’accès au terrain ayant été assez longue – j’entamais bientôt ma seconde année en thèse – j’avais d’autant plus de crainte que ma démarche s’arrête là et je souhaitais garantir mon accès aux casernes et aux femmes militaires.

Pour le dossier, j’ai opté pour plusieurs stratégies de présentation. La première consistait à rendre ma recherche peu menaçante pour l’institution en mettant la focale sur la question des raisons d’engagement des femmes militaires :

« L’idée est de comprendre leur entrée volontaire dans une institution où le service militaire obligatoire et la majorité des effectifs restent masculins »

. L’objet des raisons d’engagement est effectivement moins sujet à révéler d’éventuelles dysfonctions au sein de l’institution militaire, et n’insiste pas sur une posture critique de la chercheuse : une requête mobilisant des termes tels que « rapports sociaux de sexe », « discriminations » ou « harcèlement » risquait a contrario de provoquer une certaine appréhension. Il fallait toutefois me garantir la possibilité d’élargir mon questionnement, car il était effectivement plus étendu que les logiques d’engagement. Au dossier était donc ajoutée la formule suivante :

« Dans la logique d’une démarche sociologique, il s’agira également de se laisser surprendre par le terrain de recherche et ainsi élaborer de nouveaux questionnements et de nouvelles hypothèses au fil de l’enquête, selon les constats qui s’imposeront.J’en profite pour remercier le Colonel EMG XY, et le Brigadier5 XX pour leur soutien et leurs conseils quant à ma démarche et ma thèse. »

L’enjeu était de faire en sorte que la question de recherche présentée ne soit pas gravée dans le marbre et éviter ainsi que ce dossier ne devienne une sorte de contrat de recherche qui encadrerait et limiterait mes analyses. Dans cet extrait du dossier de présentation, on voit également une pratique courante, très efficace dans ce milieu, celle du name dropping (placement de noms), conseillée par Deschaux-Beaume (2011, p. 9). Au niveau du choix des terrains de recherche, pour lesquels il m’a été demandé d’annoncer et dater mes intentions dans le dossier, il m’a fallu jouer sur les formules afin d’éviter des assignations à terrain définitives.

J’ai également insisté sur le caractère scientifique de ma démarche avec une présentation de la problématique scientifique, des hypothèses et des méthodes, le tout centré sur la question des raisons d’engagement et en mobilisant une écriture et un jargon scientifiques afin d’assoir une certaine crédibilité face à une institution d’importance en Suisse. Je n’hésitais donc pas à user des notes de bas de page faisant référence à de la littérature internationale ou de termes comme

« socialisation »

,

« entretiens de type récit de vie »

,

« espace monosexué »

,

« rite de passage »

,

« division sexuelle du travail »

, etc.

J’ai très vite compris également, dans mes interactions avec la brigadière et mon précédant allié, qu’un « retour sur investissement » était attendu par l’institution. On m’a d’ailleurs fait sentir à plusieurs reprises que ma présence dans les casernes engendrait des difficultés organisationnelles. Je n’ai donc pas manqué d’insister sur l’apport de cette recherche pour l’institution :

« Elle lui permettra de mieux connaître qui s’intéresse à la servir sur une base volontaire et quelles sont les attentes des femmes engagées dans l’institution militaire. »

Au niveau des méthodes, le fait de proposer un questionnaire a permis de présenter un outil de recueil de données plus légitime aux yeux de l’institution que les observations, auquel on accorde plus volontiers un certain gage et une aura de scientificité6. Cela permettait également de faire miroiter des données intéressantes et plus facilement mobilisables pour et par l’institution militaire. La demande a été ensuite rapidement acceptée. Mais la négociation d’accès au terrain ne s’est pas arrêtée là.

Les terrains d’enquête : renégocier à l’échelle locale

La brigadière m’a ensuite recommandée auprès des commandements des places d’armes. Avec cet appui hiérarchique, les retours étaient rapides et positifs. Cependant, une fois sur place, l’accueil que me réservaient les hiérarchies locales était varié et mes attentes, demandes et objectifs n’étaient pas forcément compris ou jugés pertinents. On percevait en effet difficilement la pertinence d’observer le quotidien militaire. Ce n’était in fine pas si étonnant : je me suis moi-même parfois demandé l’intérêt d’observer durant plus d’une heure une section nettoyer et cirer ses bottes de combat. Dans mon optique d’observer le genre « en train de se faire », ces moments d’observation, apparemment anodins et sans intérêt, révélaient cependant

« les réseaux sociaux, les normes et les règles informelles ou les stéréotypes sexués mobilisés dans l’interaction »

(Buscatto, 2010, p. 120). De plus, on ne peut estimer a priori les moments d’observation qui vont se révéler « parlants » quant à une problématique spécifique. Lors de l’entretien de l’équipement personnel, il était intéressant de constater les formes de camaraderie et de solidarité entre les recrues afin de terminer cette tâche au plus vite. Celles-ci incluaient ou excluaient certaines personnes, distribuaient des rôles (l’aidé-e ou l’aidant-e), et ce notamment selon des logiques sexuées. De plus, partager ces instants monotones du quotidien militaire me permettait d’instaurer un rapport de confiance avec les enquêté-e-s et de multiplier les opportunités d’échanges (Stevanovic, 2014).

Les raisons de ma présence n’ont cependant pas toujours convaincu mes interlocuteur-trice-s, comme l’illustre ma première entrée dans une école de recrues.

1ère journée d’observation dans une caserne : une école de recrues d’infanterie

Le commandant d’école, son adjoint et un major s’asseyent face à moi et reviennent sur ma lettre de demande d’accès à leur caserne, transmise par l’intermédiaire de la brigadière. Ils me demandent « des précisions », notamment ma « question de recherche précise ». Je suis quelque peu déstabilisée par le ton sec et froid de leur accueil et je commence à expliciter ces éléments : je m’intéresse aux profils des femmes dans l’armée, à déterminer ce qui les amène à faire le choix d’un service militaire volontaire et comment leur service se passe concrètement. Je fais certainement ici l’erreur de rester dans un registre très vulgarisé. Ils n’ont pas l’air convaincu. Ils me demandent alors quelles sont mes hypothèses : je leur donne des éléments tirés de la littérature comme l’héritage familial, les motivations professionnelles, etc. Une fois de plus, ils n’ont pas l’air satisfait, en particulier le commandant d’école qui me rétorque que je n’ai « pas de questions très précises ». Il enchaine : « Alors on a essayé de vous préparer un programme pour que vous rencontriez toutes les femmes sur la place d’armes. Il y en a dix, mais on ne peut pas vous garantir qu’on ait le temps de toutes vous les présenter ». Le major m’accompagne toute la journée : « On l’a libéré pour vous », insiste le commandant d’un ton sec, faisant comprendre assez clairement que ma présence engendre des coûts organisationnels et dérange le quotidien de la caserne. Je les remercie et la discussion se termine là-dessus. Nous sortons avec le major pour commencer les observations.

Plus tard dans la journée, je me rends avec le major à la cantine pour discuter de mes prochaines visites. Il me propose quelques arrangements par rapport à ma lettre : mes prochaines observations seront allouées aux entretiens avec les femmes militaires de la caserne, sur place. J’avais pourtant insisté sur mon souhait de les réaliser hors du service. Je sens cependant que je ne peux pas refuser cet arrangement : « On n’aura pas grand-chose d’autres à vous montrer », dit-il.

Lors de ces observations, le major restait présent durant mes interactions avec les femmes militaires, ce qui était souvent gênant car cela soumettait les enquêtées au regard hiérarchique et on pouvait m’identifier comme étant du côté de l’institution, de sa hiérarchie, « l’œil du patron » (Fournier, 1996, p. 116). De même, lors des entretiens sur place, il n’était pas rare d’être dérangées ou entourées d’autres militaires, ce qui ne garantissait pas un entretien mené hors de la surveillance institutionnelle.

La mésaventure aurait pu s’arrêter là. Mais la hiérarchie de cette place d’armes a ensuite contacté la brigadière afin de se plaindre de mon manque de « questions précises », ce qui m’a valu une réprimande lors d’une rencontre quelques jours après. J’ai pu néanmoins défendre ma posture et ma recherche, et il n’y a pas eu d’incidences néfastes pour la suite. Les expériences suivantes avec cette hiérarchie locale ont cependant encore été difficiles.

Face à cette forme de résistance, qui découle en partie du fait que

« les agents ne maîtrisent pas [forcément] les frontières de la pertinence sociologique »

(Bruneteaux, 1995, p. 117), impliquant

« une justification permanente »

(Horvat, 2013, p. 64) de ma présence sur le terrain, j’ai par la suite revu la présentation de ma recherche. J’ai en effet renoncé à l’exposer de manière vulgarisée pour mobiliser du jargon plus sociologique afin de me construire une réelle crédibilité de type « scientifique ». Cela n’a au final pas été vraiment utile par la suite : dans les autres casernes non-rattachées à l’infanterie, l’accueil a été beaucoup plus bienveillant. J’ai parfois pu me déplacer librement sur les places d’armes, sans aucun-e chaperon-ne, et accéder à des discours plus libérés de l’emprise institutionnelle.

Ces modalités variées de prise en charge de la chercheuse ont permis de préciser les

« sous-cultures institutionnelles »

(Biland, 2011) présentes au sein de l’Armée suisse relatives aux types d’arme (infanterie, sanitaire, sauvetage, etc.) qui revendiquent chacune leurs spécificités (symboles, langage, chants, savoir-faire, rapports à l’ordre et à la discipline, rites, etc.) et une certaine autonomie. L’infanterie, où l’accueil a été le plus difficile et empreint de résistances, est une arme plus tardivement « féminisée », proche du combat et d’une plus stricte militarité7 (Thiéblemont, 1999 ; Cohen, 2008, p. 19-28). Elle a également une posture plus austère face aux femmes militaires, comme une faible place laissée à la féminité et une séparation plus stricte et contrôlée des baraquements et entre les sexes. En effet, dans les trois casernes visitées reliées à cette arme, la séparation des sexes était plus rigoureuse que dans celles de l’aviation ou du domaine sanitaire par exemple, ouvertes aux femmes depuis plus longtemps et où elles sont plus nombreuses sur une même place d’arme8. J’analyse cette posture peu encline vis-à-vis de ma présence comme un indicateur supplémentaire d’une sous-culture institutionnelle plus éprise de militarité, d’entre-soi et d’esprit de corps.

Se construire une crédibilité tout en paraissant inoffensive

Les conclusions que j’ai pu tirer de l’expérience relatée ci-dessus correspondent à l’expérience de Bruneautaux quant à sa thèse sur les forces de maintien de l’ordre, où ce type de terrain suppose

« deux ensembles de

tactiques

– d’entrisme – au sens de Michel de Certeau : d’abord une construction de respectabilité ; ensuite une gestion des résistances »

(Bruneautaux, 1995, p. 111). Les caractéristiques sociales de l’enquêtrice jouent alors de tout leur poids quant à cette construction de « respectabilité » auquel je préfère ici le terme de « crédibilité ». À l’image des enquêtées, qui expérimentent du fait de leur appartenance sexuée un certain

« déficit de crédibilité »

(Zolesio, 2011) aux yeux de leurs camarades d’armes, de l’institution et de la société (voir Monay, 2017 et 2018), j’ai également dû

« faire mes preuves »

(Zolesio, 2011) par la démonstration de mes connaissances du monde militaire suisse (règlements, grades, jargons, etc.), ce qui était particulièrement attendu de la part des plus hautes hiérarchies des casernes. Si dans le cadre de ma première visite au sein de l’infanterie, on a mis en doute cette crédibilité, je me suis ensuite appliquée à la construire et à la renforcer. Christelle Coton, qui a travaillé sur les officiers de l’armée française, a pu se donner une respectabilité dans ce milieu grâce à sa filiation militaire par son père, lui-même officier (Coton, 2017).

Pour ma part, j’ai essayé de montrer à mes interlocuteur-trice-s que je détenais un certain bagage militaire et que je pouvais me soumettre au formalisme interne : j’ai tenté d’apprendre les us et normesdu milieu, comme par exemple la reconnaissance rapide des insignes portés par les militaires (grades, arme, fonction, etc.). Saluer une personne par son grade en observant son insigne, surtout lorsque l’on est civile, a été particulièrement bien vu sur le terrain. Dans la même logique, dans le contexte d’un pays qui se caractérise par l’existence et la pratique de quatre langues nationales, maîtriser la traduction français-allemand des fonctions et des grades m’a également permis de gagner une certaine légitimité, certain-e-s cadres peinant parfois elles et eux-mêmes à trouver rapidement leurs termes dans une autre langue. S’imprégner du lexique indigène et des codes sociaux non formalisés dans les documents, soit

« aménager ses pratiques le plus possible dans le sens d’un mimétisme pondéré »

(Bruneteaux, 1995, p. 113), a été un moyen de paraître quelque peu avertie et de faire oublier mon statut d’intruse.

La crédibilité scientifique devait également être tangible pour les hiérarchies des places d’armes, avec la promesse que la recherche apporte quelque chose à l’institution, comme on peut le comprendre dans les propos d’un commandant d’école :

« Il y a un regain d’intérêt pour les femmes dans l’armée, là on a bien trois ou quatre recherches là-dessus [des travaux de diplôme essentiellement, principalement de la formation secondaire voire tertiaire (travail de maturité gymnasiale, séminaire de bachelor universitaire, diplôme d’école professionnelle)], et des demandes pour venir. Mais moi si ce n’est pas sérieux je dis non, il faut que ça amène une plus-value et j’ai lu quelques travaux et ça n’apportait rien. Votre recherche, c’est bon, c’est l’université, c’est scientifique, alors là je veux bien. »

Ce discours montre le poids de la réputation universitaire par rapport à d’autres écoles et niveaux de formation, mais aussi le fait que des demandes adressées directement aux hiérarchies décentralisées pouvaient être refusées. La démarche consistant à passer par les hautes sphères hiérarchiques centralisées semble donc bien celle adéquate pour ce type de terrain.

Mes caractéristiques sociales ont également pu devenir un atout sur le terrain militaire afin d’accéder à une parole libérée du formalisme militaire et du devoir de réserve. En effet, le fait d’être une femme faisant bien plus jeune que son âge m’a permis d’être perçue comme inoffensive.

« Vous faites un exposé pour quelle école ? »

Je participe à un cycle de recrutement mixte dans le centre romand. J’ai la possibilité d’assister à toutes les séances hormis les visites médicales et psychologiques, et je peux prendre part à tous les entretiens individuels d’affectation des candidates au service militaire, ce qui me permet de récolter de nombreuses informations. Durant ces deux journées, les cadres sont assez décontracté-e-s et me parlent volontiers d’aspects très personnels, comme leur parcours militaire ou encore leurs opinions – souvent critiques – sur la place des femmes dans l’Armée suisse. Par exemple, l’une des sergentes me confie que, selon elle, il y a des candidates qui réalisent un service militaire pour des

« raisons sexuelles »

, à savoir disposer d’un grand nombre d’hommes avec lesquels coucher durant le service. Ainsi, souvent, les propos tenus n’étaient pas contenus par la volonté de donner une image progressiste de l’institution militaire ou par la crainte d’avoir face à soi une personne « hostile » à l’armée (Fournier, 1996). Le deuxième jour, le commandant du centre me présente son prédécesseur, un colonel EMG récemment parti à la retraite. Celui-ci me serre la main et me salue d’une manière enjouée. Il me parle des femmes militaires en usant d’un ton quelque peu paternaliste. Il me demande alors :

« Vous faites un exposé pour quelle école ? »

. Un peu étonnée du terme employé, je lui réponds que je suis à l’université :

« Ah ! Vous êtes en

bachelor

 ? »

Je lui précise que non, qu’il s’agit d’une thèse de doctorat. Le colonel se redresse, visiblement interloqué et me dit, avec un ton cette fois plus sérieux :

« Ah mais vous savez, il y a des choses ici qui sont confidentielles ! »

9.

Les mêmes caractéristiques sociales peuvent ainsi jouer tour à tour en faveur ou en défaveur de la chercheuse. L’impératif ici est de repérer rapidement les attentes, les représentations voire les stéréotypes des enquêté-e-s et de tenter de s’y adapter en conséquence, tout en ayant en amont anticipé les comportements et élaboré certaines tactiques. Ainsi, s’il fallait parfois démontrer mes compétences académiques et/ou ma connaissance du terrain d’enquête pour être jugée crédible, il était parfois plus efficace de faire preuve de naïveté : les militaires – en particulier les femmes militaires – étaient souvent ravi-e-s de m’expliquer les ficelles du métier, le jargon, les traditions, les pratiques militaires. Sur ce point, mon expérience rejoint celle explicitée par Deschaux-Beaume : le fait d’être une enquêtrice dans un milieu presque exclusivement masculin pouvait être un avantage dans le sens où

« il est possible de jouer sur le registre des questions

naïves

qui permettent d’obtenir beaucoup d’informations sur les pratiques et les représentations des acteurs militaires »

(Deschaux-Beaume, 2011, p. 13). De même, mon apparente jeunesse me permettait d’aller au-delà des effets de censure, car elle me donnait une image inoffensive, loin de celle de

« l’intellectuel-le critique »

, comme l’a aussi expérimenté Geneviève Pruvost sur le terrain de la police (Pruvost, 2014, p. 20).

Pour l’accès à la parole de mes principales enquêtées, à savoir les femmes militaires, mes caractéristiques sociales jouaient également en ma faveur. Nous avions en effet une proximité en termes d’âge – du moins c’est ce qu’elles percevaient – et elles me considéraient généralement comme une femme qui portait de l’intérêt au monde militaire et avec laquelle elles pouvaient partager cette « particularité » que souligne leur forte minorité au sein de l’armée. En effet, lors des entretiens, les enquêtées supposaient chez moi un fort attachement à l’institution militaire et me prêtaient ainsi

« des croyances communes »

aux leurs (Roulleau-Berger, 2004, p. 226). Cependant, si j’ai pu collecter de nombreux contacts lors de mes observations, les entretiens ne se sont que rarement concrétisés (moins de la moitié) : c’est auprès des femmes militaires que j’ai pu rencontrer de manière répétée sur le terrain que mes demandes d’entretien ont été les plus fructueuses. Le contact répété avec les enquêtées, formel et informel comme lors de repas ou de sorties, a donc permis de créer progressivement une confiance suffisante, ou du moins de « normaliser » ma présence et mes questionnements, pour qu’elles acceptent l’exercice de l’entretien.

Anticiper les accueils variables faits à ma recherche sur le terrain militaire permettait ainsi de multiplier les tactiques possibles et d’opter, le moment venu, pour la plus pertinente, même si cela ne garantissait pas toujours un accès et un accueil optimaux. Des indicateurs aussi impossibles à dissimuler que mon genre et mon âge pouvaient jouer à mon avantage ou être quelque peu « corrigés » par la démonstration de compétences et du sérieux de ma démarche. Mais cela ne suffisait bien entendu pas toujours à retourner des situations : là où j’ai essuyé le plus de résistances, il demeure difficile à affirmer que telle ou telle tactique aurait permis de les dépasser. Cela ne représente pas un simple échec de négociation pour l’accès et le maintien dans le terrain : certes, celui-ci peut aller jusqu’à vous exclure, mais cette exclusion même, et les diverses formes de résistances, informent également sur les logiques qui structurent les différents milieux que nous investiguons. Ainsi, revenir et réfléchir sur les diverses étapes de la négociation a pu m’apprendre beaucoup quant aux différentes armes qui composent l’armée : l’attitude face à une chercheuse (et ses caractéristiques sociales) ainsi que les modalités de sa prise en charge sont autant d’indicateurs des spécificités des sous-cultures institutionnelles étudiées, en particulier leur position quant à la présence de femmes militaires dans leurs rangs.

L’armée n’est pas si muette, et son silence en dit parfois beaucoup. L’enjeu principal était ici de trouver un équilibre et de savoir s’adapter entre une posture sérieuse, crédible et une image inoffensive. Doublement « outsider » car civile et femme, mes enquêté-e-s pouvaient supposer que je me plaçais dans une posture d’

« hostilité de principe »

vis-à-vis de l’armée (Martin & Pajon, 2015), impliquant méfiance, censure, résistance de leur part. Cependant, faire la démonstration de ma connaissance des us et coutumes, du jargon, des logiques et codes militaires, de même que poser des questions et montrer un intérêt sincère pour les vécus des militaires rencontré-e-s, a permis d’amoindrir peu à peu la défiance à mon égard. En effet, par ce comportement je faisais la démonstration du fait que j’accordais au monde militaire une certaine légitimité, du moins suffisamment pour réaliser une recherche à son propos. Comme le conclut Geneviève Pruvost sur le terrain policier – qui partage de nombreuses caractéristiques avec le milieu militaire –,

« la clef d’entrée dans un tel milieu, c’est en fait la démonstration de son caractère inoffensif »

(Pruvost, 2014, p. 22), auquel le genre féminin et la jeunesse peuvent contribuer.