| Réponses | Questions | |
| a | b | |
| « avoir un emploi » | 17 % | 10 % |
| « avoir un emploi à mi-temps » | 38 % | 14 % |
| « préfèrent s’occuper de leur foyer » | 19 % | 68 % |
| sans opinion | 26 % | 8 % |
« Il se pose la question de l’opportunité des réponses à donner aux questions qu’il pose, mais il ne la résout pas, crainte de rien précipiter »Robert Pinget, Monsieur Songe
L’univers professionnel dans lequel vivent sociologues et statisticiens les conduit à oublier fréquemment que les intérêts scientifiques auxquels ils adhèrent ne constituent pas un intérêt général et que leurs intérêts peuvent déranger d’autres intérêts particuliers. Jeanne Favret-Saada dans Corps pour corps (Favret-Saada, 1981) raconte comment elle a perçu ce conflit lors d’une enquête sur la sorcellerie dans le bocage. Les refus de lui donner de l’information sur les sorts prennent une forme polie et déguisée puisqu’elle s’est installée au « pays » et se conduit comme il faut. On ne lui tourne pas le dos, c’est quelqu’un «
» (ibid., p. 41). Les mois passent et l’ethnologue n’arrive pas à obtenir un discours commençant par un «à qui on peut parler, mais à qui l’on parle de riens : des rapports entre généalogies des chats et des humains, de la recette de cuisson des renards, de la santé des enfants ou de leur bonne éducation
», ce sont en effet toujours «moi, je crois dans les sorts
» (ibid., p. 32). Ce mutisme est doublement protecteur : d’une part, la personne interrogée n’est pas classée dans le groupe des adhérents à une croyance «les autres qui croient que
» (ibid., p. 32), d’autre part, elle préserve son avenir – «ridicule, infantile, abracadabrante
» (ibid., p. 98).moins on en parle, moins on est pris
Le mutisme ne constitue qu’une des formes de la résistance au questionnement. On voudrait faire ici le relevé des modalités par lesquelles les individus (et les groupes) se protègent de l’enquête et étudier les effets de cette résistance sur le matériel recueilli. Cette communication propose une extension de la problématique d’Erving Goffman, notamment celle des Rites d’interaction (Goffman, 1974), à la situation de l’interrogatoire scientifique.
Elle décrit le travail de figuration auquel sont contraints les individus soumis au questionnement. Ceux-ci doivent utiliser au mieux leur compétence théâtrale, requise dans toute interaction, pour éviter les faux pas plus probables étant donné certaines caractéristiques de la situation d’enquête et de la structure du questionnaire.
Comme dans toute relation, la personne interrogée essaie de garder la face, c’est-à-dire de revendiquer une valeur sociale positive à travers la ligne de conduite, explicite ou non, qu’elle s’est fixée pour la durée du contact avec l’enquêteur.
Cela implique que l’individu enquêté assure un certain « maintien de l’ordre expressif » pour que rien durant l’interaction ne vienne contredire ou ternir l’image qu’il veut donner de lui-même. La relation d’enquête impose aux personnes interrogées cette alternative inhérente à toute interaction sociale : comment faire bonne figure ou perdre la face ?
Certaines modalités, par lesquelles la personne interrogée se met en scène, ne peuvent être comprises que si on saisit que la situation d’enquête n’est pas réductible à une interaction entre un enquêteur et un enquêté. À la différence de la confession, par exemple, où le péché avoué reste « privé », l’enquête sociologique transforme les territoires de la possession qui sont dévoilés pendant son déroulement ; même avec les garanties de l’anonymat, elle fabrique à partir de ces opinions privées de l’opinion publique1. Cette opération publicitaire – dont l’enregistrement des réponses témoigne – complique la tâche de la personne interrogée qui doit, par ses représentations théâtrales, influencer non seulement les représentations mentales de l’enquêteur mais également, à travers lui, celles des personnes et institutions qui forment son public. L’implication personnelle est augmentée par cette publicité. Les psychologues expérimentaux – comme Jean-Pierre Desportes dans Les effets de la présence de l’expérimentateur dans les sciences du comportement (Desportes, 1975) – ont remarqué que les sujets d’une expérience qui sont prévenus de la présence de spectateurs et du statut social de ces spectateurs tendent à percevoir cette présence comme « une menace » ; ils craignent que ne soit porté sur eux un jugement négatif.
Le danger – réel ou non – des enquêtes, «
»2, continue à alimenter l’imaginaire des agents sociaux dans la France contemporaine et à susciter des réactions de défense et de défiance, audibles ou non3. Les risques liés à la perte de contrôle de ses expressions ne sont pas limités à la dévalorisation de soi auprès d’une seule personne, ils comprennent les menaces concernant ses intérêts matériels et symboliques.présences constantes, attentives, curieuses
La première possibilité pour un individu confronté à une interaction dangereuse est la fuite. «
», remarque Goffman. Le procédé d’évitement de l’enquête – sous les prétextes du manque de temps, de compétence (« il y a des gens mieux informés ») qui permettent à l’individu contacté de « se défiler » – n’apparaît dans les comptes rendus d’enquête qu’en annexe : il est précisé alors que la structure des répondants étant proche de la structure de la population de référence ces défections ont peu d’importance4. Les individus réfractaires sont passés dans la colonne « pertes » sans affecter le bilan, ce dernier pouvant être au besoin « redressé ».Le plus sûr moyen de prévenir le danger est d’éviter les rencontres où il risque de se manifester
L’interprétation de cette procédure d’évitement n’est pas réductible à la grille selon laquelle le silence est expliqué par le couple « incompétence et inintérêt »5. Refuser de parler ne signifie pas nécessairement ne rien avoir à dire, ou craindre de dire des erreurs. L’interrogatoire n’est pas seulement comparable à la situation scolaire ; il faut le rapprocher d’un ensemble plus vaste d’interactions sociales – les rencontres entre les administrés, l’État et sa bureaucratie. Une partie du public potentiel des enquêtes (qu’une analyse des réponses et des non-réponses à un sondage portant sur le rapport à l’État permet de circonscrire (de Singly, 1982)) déjà réfractaire à toute communication avec les fonctionnaires est encore plus réticente devant les enquêtes statistiques dans la mesure où aucune contrepartie positive ne lui est présentée, sinon l’avenir de la connaissance scientifique6.
Le chercheur espère que les individus qu’il interroge ou qu’il fait interroger éviteront de falsifier leurs opinions ou leurs comportements au travers des réponses qu’ils lui donnent7.
Le point de vue adopté ici consiste à se situer de l’autre côté, en se mettant à la place des individus interrogés afin de percevoir les limites de leur authenticité. L’authenticité d’un sujet est définie comme la congruence entre son état personnel et l’expression publique de cet état. Prendre ce critère pour analyser la situation d’enquête n’implique pas que la congruence soit pour le sujet interrogé la posture idéale. S’il est vrai qu’il paraît souhaitable pour le chercheur de rencontrer des individus « authentiques », il n’est pas obligatoirement de l’intérêt de ces interrogés de l’être. De nombreux évènements de la vie quotidienne – à commencer par les salutations – n’exigent-ils pas de la part des acteurs sociaux une aptitude à la dissimulation ? Harvey Sacks l’a démontré dans « Tout le monde doit mentir » (Sacks, 1973). L’expression authentique de soi comporte des risques, le rappel d’un passé compromettant par exemple — un passage en prison, en hôpital psychiatrique8 — pouvant avoir des effets négatifs, stigmatisants. Aussi une personne interrogée peut être amenée, en fonction des représentations qu’elle a de la situation, à donner une représentation frauduleuse d’elle-même pour ne pas avoir à perdre la face devant l’enquêteur et le public qui se profile derrière lui.
La production de la réponse à une question posée dépend donc de l’état personnel de l’individu interrogé et de la manière dont il se représente la situation9. Deux cas possibles :
Le schéma précédent exclut une partie des contraintes que la situation d’enquête comme toute autre interaction sociale impose aux participants. À partir du moment où la personne sélectionnée accepte de participer à l’enquête, elle doit faire face à deux niveaux d’exigence développés par son engagement dans la situation ; elle doit tendre à se conduire de façon à garder aussi bien sa propre face que celle de l’enquêteur. Goffman nomme « figuration » tout ce qu’entreprend une personne pour que ses actions ne fassent perdre la face à personne (y compris elle-même) (Goffman 1974). La réalisation dramatique que l’acteur fournit peut l’amener à supprimer la réplique qu’il voulait donner dans la mesure où celle-ci risquerait d’être incomprise du public et de lui aliéner sa sympathie. Il lui reste le choix entre inventer une autre réplique et sembler avoir un « trou » de mémoire. Les deux éléments de ce dilemme – se taire ou dire n’importe quoi (par rapport à son « vrai » scénario) – ne sont pas équivalents du point de vue de l’interaction. La non-réponse dans le jeu d’un acteur peut créer un embarras puisqu’elle peut être interprétée comme un désengagement11 ou un manque de coopération. Ne pas répondre risque de porter atteinte à son image de « bonne » personne interrogée. Après avoir accepté de participer à l’enquête, laisser un blanc dans l’échange des questions-réponses peut vouloir signifier soit une remise en cause des questions formulées par l’enquêteur, donc de l’enquêteur lui-même, soit un détachement personnel traduisant une incapacité à tenir ses engagements. Bref, au moment de choisir dans le stock des réponses possibles, la personne interrogée doit s’accommoder pour le mieux des contraintes associées au fait d’être obligé de faire bonne figure non seulement en tant que personne revendiquant telle identité sociale, mais également en tant que personne impliquée dans une interaction.
La conciliation entre ces deux exigences a des effets sur le choix que les sujets interrogés effectuent dans leur répertoire figuratif. Les procédures d’évitement (partiel) que peut mettre en œuvre un sujet quand il doit indiquer un comportement, une opinion, un sentiment où il risque de perdre la face s’opposent donc entre elles : la non-réponse est préférable à la « vraie » réponse dans la mesure où elle fait disparaître le danger de donner une mauvaise image de soi (qui peut être paradoxalement une trop bonne dans le cas d’une enquête sur le patrimoine par exemple), mais elle offre l’inconvénient par rapport au choix d’une réponse « conforme » (ou supposée telle) de constituer un écart aux normes de comportement de la personne située dans une interaction. Il en découle un nouveau schéma pour la production d’une réponse. Un sujet interrogé dont l’état personnel coïncide avec la représentation qu’il a de la « mauvaise » réponse — mauvaise au sens de réponse menaçant l’image que le sujet veut donner de lui-même — a trois stratégies possibles pour répondre :
L’introduction de la distinction entre les deux contraintes de la situation d’enquête permet ainsi de prévoir que les deux stratégies disponibles pour censurer un état personnel n’ont pas la même probabilité d’apparition. Le choix de la réponse « au hasard » ou mieux de la réponse estimée convenable sera plus fréquent que le choix de la non-réponse, cette dernière rompant avec le processus d’échange12.
Les résultats d’une enquête sur l’enquête, publiée par Norman M. Bradburn, Seymour Sudman, Ed Blair et Carol Stocking dans Public Opinion Quartely (1978), confirment cette hypothèse. Pour déceler les questions les plus menaçantes (c’est-à-dire dans la présente problématique les questions dont les réponses congruentes peuvent détériorer la mise en scène des sujets), les enquêteurs énonçaient la question suivante : « Pendant que je vais lire les groupes de questions, dites-moi s’il vous plaît si vous pensez que ces questions gêneraient la plupart des gens beaucoup, moyennement, à peine, pas du tout ». Les auteurs espéraient ainsi détecter indirectement les sujets où les individus se sentaient peu à l’aise pour évoquer publiquement leurs comportements ou leurs attitudes. Les questions sur ces thèmes étaient ensuite posées, et les taux de réponse et de non-réponse croisés avec les réponses sur la réaction de gêne supposée de la part des gens. Étaient également posées des questions sur la manière dont les individus jugeaient ces questions trop personnelles ou non.
Sur la masturbation, 56 % des personnes interrogées considèrent ces questions gênantes pour la plupart des individus, 34 % les trouvent trop personnelles et 7 % seulement ne répondent pas à ces questions. Entre le fait de déclarer ne pas se masturber et le fait de ne pas répondre, les individus qui ont cette pratique sexuelle préfèrent la conformité. Ils résolvent ainsi leur embarras en préservant leur image « convenable » et en respectant les règles de déroulement d’un interrogatoire. La censure de l’expression publique de son état personnel est fonction de la représentation mentale que la personne a de l’anormalité sociale de son état13. L’authenticité d’une réponse dépend donc de la gêne associée à cette réponse : plus la réponse congruente avec l’état personnel est perçue comme inconvenante et moins elle sera fournie à l’enquêteur. Ainsi les individus qui caractérisaient les questions sur telle activité comme très gênantes pour la plupart des gens étaient ceux qui déclaraient le moins souvent avoir ces comportements.
La situation d’enquête, même parfaitement standardisée, ne contraint pas tous les individus interrogés à une ligne de conduite identique. Elle oblige ces personnes à aborder des thèmes qui leur sont inégalement familiers et inégalement objets d’une conversation. Par exemple, la maîtrise de la situation d’une enquête sur les comportements sexuels dépend de la fréquence avec laquelle la personne a l’habitude de parler de ses relations ou problèmes sexuels. Le rapport entre le pourcentage des réponses « jamais » et celui des réponses « souvent » à la question « vous arrive-t-il de parler de vos problèmes sexuels ? » constitue un moyen d’approcher, par l’inégale constitution de ce thème en sujet de conversation, l’inégale maîtrise de la situation d’enquête sur ce thème. Les femmes de plus de cinquante ans et avec un niveau scolaire primaire obtiennent un indice 10 et les hommes de moins de cinquante ans et avec un niveau scolaire secondaire ou supérieur un indice 0,114. L’assurance (au sens goffmanien, c’est-à-dire «
» (Goffman, 1974)) des premières dans une situation où répondre est un devoir ne peut être qu’inférieure à celle des seconds. Quand la question porte sur un thème relevant d’« une réserve d’information », la personne interrogée perçoit un tel questionnement comme une violation de soi et perd son aisance.l’aptitude à supprimer toute tendance à baisser la tête lors des rencontres avec les autres
En sociologie les enquêtes sont fréquemment centrées sur le rapport des individus et des groupes à la culture « légitime » – la visite d’un musée, l’écoute de la musique classique… Cette problématique « légitimiste » en sociologie provoque une structuration des questionnaires et au-delà des effets dans leurs conditions de réception15. Quand les personnes soumises à un interrogatoire sur leurs pratiques correspondant à la culture légitime ont un faible niveau d’appropriation de cette culture, elles sont contraintes de devoir choisir souvent les réponses qui risquent de leur faire perdre la face et d’avoir conscience de la perdre (le paradoxe de la légitimité culturelle étant que sa reconnaissance est intériorisée indépendamment de sa connaissance). L’authenticité inégale des personnes interrogées ne renvoie pas à une répartition inégale de l’hypocrisie ou d’une composante psychologique mais au sens différent que prend la situation d’enquête selon la position sociale ou culturelle de ces personnes. Ce que Pierre Bourdieu nomme la bonne volonté culturelle (Bourdieu, 1979) manifeste ce souci des individus dominés de retenir dans leur répertoire figuratif les réponses qui favorisent la meilleure image possible d’eux-mêmes dans ce contexte précis.
Cette bonne volonté peut entraîner une posture particulière pendant toute la durée du questionnement : le choix systématique de la même réponse (présumée la bonne). Nicole Tabard dans « Refus et approbation systématiques dans les enquêtes par sondage » (Tabard, 1975) a remarqué en effet que certaines personnes répondaient toujours « oui » indépendamment du sens des questions16. L’incohérence idéologique des réponses masque une cohérence de l’attitude vis-à-vis de l’enquête. Le portrait de ces femmes ayant un haut niveau d’approbation comporte les traits suivants : «
». Dépendantes des services sociaux, ces femmes adoptent face aux enquêtrices appartenant à ces services l’attitude qui leur apparaît être celle que les enquêtrices sont en droit d’attendre d’elles : la manifestation d’une coopération sans limites. Quel que soit leur état personnel, ces femmes retiennent dans le stock des réponses disponibles celles qui signifient qu’elles sont douées malgré leurs handicaps sociaux d’une qualité au moins, la déférence.être bénéficiaire de prestations sociales, être en contact avec les assistantes sociales, être en situation difficile d’indépendance économique et sociale
Prendre le risque (apparent) de donner une mauvaise image de soi au cours d’une enquête est en revanche plus fréquemment le fait d’individus qui disposent de richesses sociales suffisantes pour que telle ou telle réponse n’altère pas leur présentation. Dans les enquêtes sur l’écoute de la télévision certains évitent de signaler qu’ils regardent des émissions comme « Au théâtre ce soir ». Au contraire, Claude Lévi-Strauss revendique publiquement le fait d’être un spectateur de cette émission théâtrale, il ajoute même que c’est une des rares émissions qu’il visionne, étant donné le temps qu’il réserve à la lecture. Cette congruence entre état personnel et choix dans le répertoire figuratif est rendue possible par les représentations antérieures que le public a de celui qui se permet un tel choix.
Le danger est d’autant moins grand pour l’auteur de la réponse que, sous les apparences du dérèglement, la logique culturelle est respectée : la hiérarchie des médias préservée avec le primat du livre sur la télévision et la définition illégitime de la télévision, médium spécialisé dans le divertissement17. L’authenticité dans la situation de l’enquête constitue un luxe relationnel.
À l’exception du Panoptique ou d’une institution totalitaire, l’acteur social a la possibilité de séparer ses différents publics de sorte que ceux qui «
» (Goffman, 1968 ; 1973). Cette ségrégation des publics n’est pas la seule que forme l’individu, il réalise ou peut réaliser également une ségrégation de ses opinions personnelles18.le voient dans l’un de ses rôles ne le voient pas dans un autre
La logique d’un questionnaire qui essaie de saisir un ensemble de comportements et d’attitudes aussi diversifiées que possible pour permettre la construction théorique de l’espace des pratiques sociales est une entreprise totalitaire dans la mesure où elle contraint l’individu interrogé à s’exprimer sur des éléments de soi qui n’appartiennent pas habituellement à la même région. Toute mise en scène exige un certain degré de cohérence dans l’expression afin qu’une « fausse note » ne provoque pas une « rupture de ton » qui modifierait la représentation tout entière. La mise en scène à laquelle doit procéder un individu soumis à un tel questionnaire est encore plus difficile, la situation d’enquête augmentant le degré de cohérence expressive exigé pour la personne interrogée. Elle la contraint par le décloisonnement opéré par la « richesse » du questionnaire à se percevoir éventuellement en contradiction avec elle-même et donc à surveiller très attentivement le déroulement de l’enquête pour ne pas laisser filtrer les défaillances de sa cohérence interne. Ainsi pour ne pas avouer et s’avouer l’incompatibilité entre une affiliation politique de principe et certaines prises de position – incompatibilité rendue visible par le jeu du questionnement qui rapproche temporairement des opinions séparées – un individu est obligé de taire les opinions qui pourraient mettre un doute sur un des éléments de l’identité qu’il revendique19. Plutôt que d’avouer une position contraire au Parti Communiste par rapport à l’Afghanistan, une fraction des électeurs communistes se réfugient dans le silence ; plutôt que de reconnaître leur accord avec le mot d’ordre d’un autre parti, une part des électeurs socialistes s’abstient de répondre20.
Le questionnaire menace l’unicité symbolique mise en scène par la personne interrogée21, brisant par la systématicité des thèmes abordés les frontières des comportements régionaux de cet acteur. Ainsi un adolescent peut très bien se définir comme différent de ses parents et leur emprunter certains traits, opinions, attitudes. Le questionner d’abord sur les caractéristiques de ses parents et ensuite sur les siennes le contraint pour préserver l’image publique de son indétermination à taire ses opinions quand elles sont identiques à celles de ses parents. 56 % des étudiants interrogés dans cet ordre déclarent ne pas avoir de préférence politique contre 33 % des étudiants interrogés dans l’ordre inverse (opinions personnelles puis parentales) (Willick et Ashley, 1971). Le silence figuratif forme refuge pour le sujet quand il ressent les défaillances de sa mise en scène.
La connaissance antérieure de l’enquêteur ou plus précisément de l’institution dont se recommande l’enquêteur rend possibles les manœuvres pour déjouer les risques associés à l’interrogatoire22. Les personnes interrogées ne peuvent pas cependant, une fois qu’elles ont accepté le principe de l’enquête, enrayer le processus des « questions-réponses », la stratégie des héros de La guerre des boutons (Pergaud, 1963) leur devient interdite. Ceux-ci, ayant remarqué que leur maître était mal à l’aise dans le domaine sexuel, utilisent ce terrain pour empêcher toute poursuite de l’interrogatoire. Deux enfants manquent l’école pour préparer une bataille, leurs camarades préviennent le maître que le premier est «
». Quand les deux retardataires arrivent, ils donnent les motifs de leur absence : « — Monsieur, je viens vous dire que mon père m’a dit de vous dire que j’ai pas pu venir ce matin à l’école passe que j’ai mené not’cabe… — C’est bon, c’est bon, je sais, interrompit le père Simon qui n’aimait pas voir ses élèves se complaire à ces sortes de descriptions… Ça va bien ! ça va bien, répondit-il de même et d’avance à Camus qui s’approchait. »resté chez lui pour assister une vache en train de vêler tandis que l’autre mène au bouc une cabe qui s’obstine à ne pas… prendre
Il reste donc aux personnes interrogées à faire face aux contraintes de la situation dans laquelle elles sont engagées tout en essayant de faire bonne figure, aussi puisent-elles dans leur répertoire figuratif les types qui leur permettront de concilier les exigences de l’interaction – la coopération – et de la mise en scène. C’est pourquoi répondre « n’importe quoi » ou « bien » répondre est plus fréquent que le silence, cela donne le change à l’enquêteur et fournit l’occasion de réaliser une présentation de soi conforme et positive.
Ces remarques cernent le pari de la sociologie empirique : la vérité de la condition sociale d’un agent (ou d’un groupe) peut être appréhendée au travers des représentations théâtrales qu’il fournit (ou des représentations mentales qu’autrui donne de lui)23. La détruisent-ils ? Les sociologues et les statisticiens peuvent recourir à trois moyens pour la gagner malgré la figuration – inévitable – du public.
Le premier, le raffinement méthodologique, consiste en une amélioration des techniques du questionnaire24 notamment en proposant dans la formulation des questions une alternative complète des réponses, un stock suffisant. Ainsi, dans une enquête sur les femmes au foyer et leur « désir » d’activité professionnelle, on posait :
Les pourcentages des réponses varient fortement :
| Réponses | Questions | |
| a | b | |
| « avoir un emploi » | 17 % | 10 % |
| « avoir un emploi à mi-temps » | 38 % | 14 % |
| « préfèrent s’occuper de leur foyer » | 19 % | 68 % |
| sans opinion | 26 % | 8 % |
Quand la formulation de la question semble n’envisager que l’activité professionnelle, les femmes au foyer se réfugient dans le silence ou choisissent la réponse du travail à mi-temps, « mi-chèvre, mi-chou », qui à la fois se situe dans la perspective dominante de la nécessité d’une activité professionnelle et dans la défense de leur statut.
Avec le second moyen, la ruse méthodologique, de nouvelles situations d’enquête sont inventées, quelquefois à l’intérieur même de la situation classique. C’est William Labov qui tente dans Sociolinguistique de résoudre « le paradoxe de l’observateur » — « découvrir comment les gens parlent quand on ne les observe pas systématiquement, mais la seule façon d’y parvenir est de les observer systématiquement » — en construisant des procédés de recueil de discours « familier », ordinaire (Labov, 1976a ; 1976b). La question reste cependant ouverte de savoir si ces procédés de saisie d’une mise en scène plus quotidienne sont compatibles avec les contraintes du recueil des données statistiques.
Enfin, un troisième moyen, « l’exigence renforcée de comparaison », est proposé notamment par Jean-Claude Passeron (1982).
« L’antidote se trouve dans le refus des enfermements technologiques » et dans l’analyse comparative « de vastes ensembles d’observations culturelles et historiques » qui seule peut permettre « d’ordonner au moins approximativement un univers de variations dans lequel paroles et non-paroles ne veulent jamais dire la même chose, selon les époques, les groupes, les situations de parole, les formes de questionnement et les objets de discours ».
L’analyse des « éléments rituels inhérents aux interactions sociales » (Goffman, 1974) montre quand elle est appliquée à la situation d’enquête l’importance de la phase de recueil des données. La « sociologie des circonstances » ne doit-elle pas devenir partie constituante des travaux de recherche empirique ?

» et le «Marianne-INSEE, Marianne Sans-Gêne
goût pervers des experts en statistiques
» sont critiqués.
» (Favret-Saada, 1981, p. 232).si j’ai bien compris, il voit en moi un représentant de “l’administration”, poubelle où il fourre les gendarmes, les juges, les agents du fisc et les employés du Crédit Agricole
Le poissonnier lui demande :— Je vous le prépare ?— Oui.— Je vous laisse la tête ?— Oui.— Et la laitance ?— Oui, et le boyau.— Vous mangez le boyau ?— On ne sait jamais, c’est peut-être sain…— Alors pourquoi me demander de préparer ce poisson ?— Je ne sais pas…Et Monsieur Songe emporte son poisson en se disant que les commerçants d’aujourd’hui ne sont guère aimables. Il répondait
“
oui
”
» (Pinget, 1982).à tout hasard, comme ça, pour faire plaisir…
» (Conan, « Dans la bibliothèque de J. Ralite », Libération, 30 juillet 1982). L’aveu d’une « fauche » de livres est d’autant plus aisé qu’il s’effectue dans un espace — Libération — indulgent.celui-là, je l’ai volé. Je ne sais pas si c’est bien de raconter ça, après on va dire que je suis un voleur… J’avais 18 ans et j’aimais beaucoup Marc Bloch. Comme d’habitude dans ces cas-là, je voulais lire et avoir chez moi absolument tout ce qu’il avait écrit. La plupart de ses livres étaient disponibles en librairie, sauf celui-ci qui était introuvable. Alors je suis allé à la Bibliothèque Sainte-Geneviève et je l’ai volé