Effets de méthode

À propos du marché du travail

Extension, compréhension, abstraction

S’il y a de nombreuses manières d’étendre ou de restreindre un objet d’étude, on ne peut, s’agissant de sciences sociales, négliger les variations affectant l’aire géographique, la dimension historique, le nombre d’individus étudiés ni l’extension du thème ou domaine. Un marché du travail sera étudié à l’échelle d’un continent, d’un pays, d’une zone culturellement homogène, d’un bassin d’emploi, d’une usine ou d’un grand domaine ; sur des siècles, une année ou à l’heure d’une grève ; sur dix mille, deux mille ou sur deux individus (un patron, un ouvrier) ; comme un marché du travail agricole, dans ses relations avec d’autres secteurs d’emploi, dans ses rapports avec l’évolution des structures de propriété, dans le contexte des formes quotidiennes de convivialité et des diverses stratégies d’alliance, d’évitement ou de conflit. Il est évident que modifier une de ces dimensions peut affecter les autres (nous y reviendrons). Mais on distingue aisément ces divers aspects. On les distingue même si fortement qu’ils sont au principe d’oppositions récurrentes, qui traversent les disciplines. Certaines sont unidimensionnelles (et donc claires), comme l’opposition chère aux historiens entre le temps long et le temps court. D’autres, et c’est le cas le plus fréquent, associent implicitement et plus confusément certains de ces aspects : le macroéconomique en effet se distingue du microéconomique par les différentes échelles géographiques que suggèrent les préfixes, mais aussi (à la fois ou peut-être) par l’épaisseur historique ou le nombre de cas étudiés ; d’autres constituent en symétrie des oppositions imparfaites : la quantification désigne une méthode, mais en même temps implique une dimension plurielle de l’objet ; en revanche les méthodes dites qualitatives sont si variées qu’on chercherait en vain leur unité méthodologique ; leur détermination est toute négative et désigne de fait un objet de faible extension. Dans le couple statistique-sociologie, on trouve une dissymétrie plus singulière puisqu’il renvoie, au sein de la sociologie, à l’opposition quantifié / non quantifié et que, d’autre part, la sociologie occupe par rapport à des disciplines voisines — et concurrentes — la position dominée d’une discipline dont les aspects quantifiables de « ses » objets ont été quasi monopolisés par d’autres : c’est particulièrement clair s’agissant des relations entre l’économie et la sociologie, la première tendant à sous-traiter auprès de la deuxième l’étude des micro-relations, des petits espaces et des petits groupes, des irrégularités et des anomalies. Peut-être d’ailleurs certains considèrent-ils que la statistique appliquée aux choses sociales est en soi une discipline suffisamment exigeante pour que la distinction entre statistique et sociologie ne désigne pas autre chose que celle qui existe entre une approche quantifiée des faits sociaux et les approches non quantifiées. Auquel cas on retrouverait l’opposition qui structure actuellement tant de débats dans les manuels et colloques consacrés aux méthodes en sociologie.

On tend à l’heure actuelle à imputer à l’extension numérique de l’objet — et à la technique quantifiée qui lui correspond — des effets propres sur l’objet, sur ce qu’elle en saisit et ce qu’elle en méconnaît. L’argumentation n’est pas sans rappeler des débats analogues construits autour d’oppositions temporelles (temps long, temps court) ou plus spatialisantes (micro, macro).

Notre intention n’est pas de nier l’existence d’effets de méthode sur l’objet à la constitution duquel elles participent, mais il nous apparaît que celles qui sont le plus couramment relevées ne sont imputables à aucune différence d’extension de l’objet en tant que telle, ni temporelle, ni spatiale, ni numérique, ni thématique, mais à la diversité des points de vue qui sont pris sur l’objet ou, en d’autres termes, au nombre de relations différentes dans lequel il est inséré et qui le constituent au sens plein comme objet social. En d’autres termes encore, il nous semble qu’on oublie trop souvent de peser (et le cas échéant d’opposer) les conséquences sur l’objet de deux approches qui sont très strictement affaires de méthode (et sont en droit indépendantes des propriétés intrinsèques de l’objet) : une approche compréhensive dans laquelle l’objet est compris dans et comme un faisceau dense de relations, une approche par abstraction généralisante qui déploie (explique) un ou quelques aspects isolés (isolés donc abstraits) de l’objet, aspects qui, par et dans l’abstraction même qui les constitue, sont homogènes et donc aisément comparables et généralisables1.

Il faut bien voir qu’en droit une extension plus ou moins grande de l’objet n’implique pas un changement d’approche. Si une approche compréhensive peut être définie par saisie conjointe de N — supposé grand — relations constituant l’objet, rien n’interdit de conserver le même rapport en doublant le nombre d’observations lorsqu’on double l’étendue temporelle, géographique, numérique ou thématique de l’objet. De manière corollaire, on doit se rappeler que la quantification, la forme statistique de l’enquête, n’impose nullement une approche en abstraction. Par exemple, en doublant le nombre de questions d’un questionnaire et en diminuant (budget oblige) le nombre d’individus interrogés, on peut conserver un outil statistiquement valide tout en facilitant une approche plus compréhensive. D’autre part, une même enquête statistique peut être exploitée de manière à produire une collection de variations statistiques, voire de covariations, commentées coup par coup, tableau après tableau (on a alors autant d’objets distincts que de tableaux, autant de variations et covariations abstraites aisément comparables d’une enquête à l’autre) ou bien elle peut être traitée de manière plus compréhensive, ce qui suppose un effort de saisie conjointe (par synthèse raisonnée avec ou sans modèle quantifié à l’appui) des variations et relations analysées dans un premier temps.

Si l’on considère maintenant les études non quantifiées, on peut aisément distinguer le classique entretien qui prépare l’enquête par questionnaire de l’entretien que l’on cherche à comprendre en le situant dans un contexte de relations. Le premier sera analysé pour produire des questions « standard » donc homogénéisées, dont l’ordre d’apparition dans le futur questionnaire obéira à des raisons stratégiques et non à des hypothèses d’interrelations. Cette démarche par abstraction généralisante s’oppose à la mise en situation de l’entretien que l’on cherche à comprendre en multipliant les éclairages issus par exemple de la biographie individuelle, de l’histoire des relations familiales ou des rapports de classe dans le village.

Dans ses relations à l’enquête statistique, l’entretien exploratoire occupe plutôt la première position : il sert à dégager, à abstraire questions et orientations du questionnaire. Les entretiens reproduits dans le texte final sont au contraire compris comme expression parlée, produit spécifique et forme synthétique des variables abstraites. C’est se débarrasser trop vite du problème épistémologique que pose leur présence que de les nommer « illustration » s’ils proposent en fait — qu’on le dise ou non — une forme plus condensée de relations sociales que l’on donne à comprendre dans le réseau de déterminations abstraites préalablement défini.

On pourrait de même distinguer l’observation destinée à repérer des pratiques régulières de celle qui recherche les spécificités, les différences de constellations d’attitudes.

Cette dualité d’orientation n’est donc pas liée à l’extension de l’objet, à une méthode qui serait quantitative ou non, à un outil statistique ou à d’autres techniques. Elle est à ce point indépendante de la quantification des choses, qu’on la retrouve aussi bien en amont de l’enquête statistique (pré-enquête) que dans la conception du questionnaire ou dans l’exploitation des résultats : à chacun de ces moments peut se poser la question d’un choix d’orientations plus ou moins compréhensives, plus ou moins abstraites.

Effets de méthode, effets d’approche

Effets des approches en abstraction et en compréhension

Or à ces choix sont liés un mode de construction, donc un mode de présentation et de représentation des images de l’objet social. Nous avons suggéré certains des effets possibles de ces approches ; nous pouvons tenter (au risque de donner figure de système à ce qui demeure incitation…) de présenter la configuration d’ensemble de ces effets tendanciels.

Certains d’entre eux sont une conséquence directe de ce qui définit ces approches, c’est-à-dire, au sens strict, des limites qu’elles assignent aux domaines du savoir. L’abstraction est extraction : elle isole un aspect, privilégie un point de vue sur l’objet. La recherche est donc d’autant plus abstraite qu’elle diversifie moins les points de vue, les aspects de l’objet. Elle est par définition homogénéisante. La démarche abstraite peut ne prendre sur l’objet qu’un seul et unique point de vue : elle diversifiera son information en comparant plusieurs objets (l’évolution de l’emploi dans N cas réputés homogènes) considérés de ce même point de vue. Elle peut, c’est un cas plus fréquent, considérer plusieurs aspects : l’emploi, le sexe, l’âge, l’instruction. Pour autant que ces aspects sont traités isolément (courbes d’emploi, répartition de sexes et de l’âge de la population active dans tel et tel cas), la démarche conserve un haut degré d’abstraction, un fort pouvoir de généralisation (on peut dans tous les cas comparer les courbes d’emploi, d’âge, de niveaux d’instruction). Elle produit des régularités ; elle se prête, dans un modèle de scientificité hérité des sciences de la nature du siècle passé, à l’établissement de lois. En outre, un degré minimal de compréhension (c’est le cas typique du croisement de variables, établissant des covariations) facilite l’imputation causale et produit l’image d’une réalité sociale régie par des séries de déterminations abstraites, de causalités le plus souvent linéaires (un haut niveau d’instruction est facteur d’emploi, le grand âge cause de chômage…). L’individu historique pertinent devient ce ou ces facteurs abstraits2, les sujets humains leur sont assujettis et on s’interroge sur leur place comme sujets de l’action : on oscille du modèle déterministe, mécaniste (dans lequel les abstractions promues lois historiques régissent la société à des niveaux divers de transcendance, mais « d’une main de fer ») aux modèles probabilistes dans lesquels le sujet humain dispose d’une « marge » souvent déclarée « liberté », mais qui n’est, pour le fond, qu’une marge d’indétermination, le sens et les déterminations étant tout entier du côté des régularités abstraites.

L’approche compréhensive multiplie les points de vue sur l’objet. Rétive à l’homogénéisation, elle privilégie la diversité des aspects, la densité des relations qui constituent son objet. À ce titre, elle est portée à le saisir comme ensemble spécifique de relations différenciées. Par définition, ces relations n’ont pas la stabilité, la pérennité, la généralité des relations construites au terme de l’approche extensive. Multiples et polymorphes, elles peuvent apparaître, disparaître ou se modifier selon les points de vue, les lieux et les moments de l’observation. L’approche intensive est sensible aux avènements et à ce que jamais on ne voit deux fois, à l’action et l’hapax. Plus qu’aux déterminismes, l’objet qu’elle produit est soumis à l’indéterminisme (il alimente aussi bien les activismes du toujours possible que les pessimismes du tout ou rien) ; il prend moins forme de loi que de monade. Ne le menace pas la généralité abstraite, mais la saturation de relations et de sens ; tout rapport est multivoque, toute causalité dialectique ; l’objet est contradictoire et conflictuel et en même temps singulier. La comparaison, outil privilégié de l’approche par abstractions, confronte ici des ensembles de qualité différente, différences dont on a pu dire qu’elles rendaient toute comparaison impossible.

On peut saisir à quel point ces différences d’approche ne sont pas réductibles à la plus ou moins grande extension de l’enquête, en observant à partir d’un exemple limite comment elles se spécifient l’une et l’autre. Soit l’embauche d’un ouvrier à tel moment en tel lieu. À un niveau élémentaire, prendre un point de vue abstrait (achat-vente de la force de travail) et établir une relation se confondent. À partir de là, les approches se différencient par l’extension qu’elles privilégient : l’étude progressera par abstraction dès que ce même point de vue abstrait s’appliquera à des cas nombreux ; elle se fera compréhensive dès que des relations nombreuses seront établies à propos du même cas. D’une part, on étudie l’achat-vente abstrait de la force de travail sur une aire, sur un temps ou dans des secteurs différents considérés comme homogènes selon le point de vue privilégié. D’autre part, à propos du même cas, on multiplie et distingue les points de vue : rapports de classe, rapports d’âge, de nationalité, rapports de cette embauche à l’économie de l’entreprise et à celle du budget familial, rapports du salaire aux profits et salaires escomptables par d’autres formes et voies de faire valoir et sur d’autres marchés…

En poussant à l’extrême le mode d’extension et de restriction qui caractérise ces approches, on perçoit comme perversions leurs effets sur l’objet. L’approche par abstraction se fait monoïdéique et oublieuse des rapports qu’elle traite : elle essentialise un objet qu’elle n’examine que sous un rapport.

L’approche compréhensive sature de tous les sens possibles un cas isolé dans l’espace et le temps, monade sans porte ni fenêtre, constellation unique d’interrelations à tel point imbriquées que la globalité peut s’ériger en mythe et la complexité décourager l’entendement. Il est, de fait, fréquent que l’enquête, pour éviter ces écueils, conserve un minimum d’extension au pôle qu’elle ne privilégie pas, qu’elle confronte un certain nombre de cas lorsqu’elle les aborde en compréhension, qu’elle considère conjointement plusieurs facteurs après les avoir abstraits. Les enquêtes ne diffèrent plus alors que par une plus ou moins forte accentuation de l’approche. S’esquisse une méthodologie du juste milieu, qu’elle soit ou non sujette à quantification. En procédant à des comparaisons étendues sur la manière dont se combinent un nombre non négligeable mais restreint de rapports, le structuralisme anthropologique illustre assez bien cette stabilité d’approche par voie non quantifiée. L’illustre également la manière dont les enquêtes statistiques produisent des études comparatives sous plusieurs rapports (instruction, catégorie socioprofessionnelle du père, sexe, âge, emploi) dont elles essaient d’estimer le poids respectif dans des configurations spécifiques.

Interactions : approche, méthode et autres déterminations de l’objet

Nous avons, par une abstraction provisoire, fait comme si l’approche en abstraction et en compréhension relevait de choix, ce qui nous a permis de repérer l’effet propre des approches sur les représentations de l’objet.

Il convient maintenant de souligner à quel point, à un niveau plus concret, et à tout moment de l’enquête, interagissent le type d’approche et les méthodes.

On ne peut nier que, dans les conditions effectives de la recherche, elles étaient en partie liées. Si la demande concerne un vaste champ géographique, historique ou thématique, l’approche en abstraction et la statistique (chaque fois qu’elle est possible) sont les manières les plus fréquentes d’y répondre. Or, dans bien des cas, la « demande solvable » est à l’origine des choix opérés. Par contre, le chercheur isolé et sans appuis extérieurs importants peut être tenté de « concentrer » ses efforts sur un domaine restreint. Ainsi peuvent se constituer des relations privilégiées entre type d’approche, quantification et représentation du social. Il n’est pas négligeable pour notre objet que les « gros moyens » réservés à quelques « happy few » soient associés à une approche, une méthode et une représentation de l’objet. Et lors même que, avec des moyens importants, on tente d’associer et d’unifier des recherches compréhensives, on doit, sous peine de juxtaposer des études hétérogènes, envisager très vite une « standardisation » des éclairages — donc une abstraction. Bref, comme on l’a souvent remarqué, des considérations de coût, en encourageant ou décourageant une extension différente de l’objet, favorisent telle ou telle approche donc telle ou telle représentation du social.

Mais sous peine d’abstraction impénitente et indûment généralisante, il faudrait bien sûr différencier cette notion de coût et les profits qui lui sont associés : les formes dominantes des débats politiques, économiques ou universitaires, les intérêts à plus ou moins long terme des commanditaires, les finalités explicites d’une institution, la légitimité prévalente d’une forme de scientificité, les attentes matérielles et symboliques d’une intelligentsia en quête de profits militants ou institutionnels ou les investissements affectifs importés des formes individuelles d’une histoire sociale constituent par leur imbrication même des incitations plus puissantes que ne le suggère l’énumération.

Ce sont ces interactions mêmes, l’autonomie relative des déterminations et leur quasi-systématicité effective qui constituent sans doute le plus redoutable défi à la vigilance épistémologique, les formes les plus difficilement contrôlables de préconstruction de l’objet.

À partir d’une enquête menée en Andalousie occidentale sur un périmètre irrigué désigné comme « zone » d’études pluridisciplinaires, je vais tenter de montrer comment ont été suggérées des approches et des méthodes impliquant, en même temps qu’une extension, des représentations de l’objet d’étude. Dans cette entreprise pluridisciplinaire, un historien et un économiste rural occupent déjà le terrain : le premier travaille sur documents recueillis dans des archives villageoises, le second, sur l’ensemble de la zone, étudie les rendements culturaux et les profits. L’homogénéité culturale de la zone et la spécificité de l’irrigation dans cette partie de la province incitent à la saisie d’ensemble tandis que la taille des villages décourage l’approche de type ethnographique. D’autre part, l’homogénéité culturale de la zone « parle ». Elle parle par les bouches les plus officielles et les plus autorisées des grands travaux d’irrigation entrepris par le régime, du morcellement de propriété qui s’en est suivi et de l’expérience « sociale » des villages de colonisation implantés sur ces terres fertiles. Elle parle de la politique cotonnière du régime : dans ces plaines du Guadalquivir, les rendements ont crû (thème pour un économiste agraire), l’emploi est monté en flèche, les villages n’ont pas connu les baisses de population des zones sèches d’alentour. D’autres voix encore se font entendre localement : des maires, des présidents et secrétaires de syndicats agricoles se plaignent de l’émigration, du « manque de bras » à l’époque de la cueillette du coton. Dès les premiers contacts directs pris sur le terrain, les exploitants confirment. Mais pour les ouvriers rencontrés et invités à parler du « campo » et de leur vie, le chômage est le problème majeur, le premier qu’ils évoquent dans les entretiens. Ainsi désignée, l’importance du « marché du travail » invite à enquête extensive, d’autant qu’aucune information statistique fiable ne préexiste sur les flux migratoires, ni sur l’emploi.

Sur le terrain même, d’autres voix ont appelé à démarche compréhensive, entre autres une voix clandestine, mais puissante déjà, celle des Commissions ouvrières agricoles, syndicat qui se mettait en place et qui organisait une grève sur l’ensemble de la zone : l’étendue de la grève confirmait le « choix » d’une étude couvrant l’ensemble de la zone et l’option statistique associée à ce choix. Mais quelle démarche statistique, quelle approche extensive pouvait expliquer le succès massif d’une grève de journaliers et son effondrement deux jours après, sans intervention d’aucune force armée ? Nulle abstraction simple, mais le secret des interactions, la dynamique des mobilisations et des démobilisations : l’approche compréhensive des réalités du marché ne peut être oubliée, la diversification des méthodes s’impose. En même temps qu’elles désignaient une approche extensive, les « voix dominantes » faisaient prévaloir sur l’objet les points de vue économique et politique qui pour être prévalents n’en demeurent pas moins des abstractions. Les mêmes qui structurent les tactiques et revendications des Commissions ouvrières. La grève n’incite à diversifier les points de vue que pour autant que la force de son surgissement et la rapidité de son déclin déconcertent les explications toutes faites. Mais s’il n’y avait pas eu cette grève ?

Si la variété des déterminations invitant à aborder l’enquête de telle ou telle manière défie une interprétation mécaniste, la complexité et la connexion de leurs interactions constituent bien une subtile et redoutable forme de préconstruction de l’objet. Certaines suggestions ont trait plus directement à la problématique même, d’autres à l’extension de l’enquête, d’autres à l’orientation de la démarche. Nous avons souligné certaines raisons de l’interdépendance qui, de fait, existe entre les deux premières. Le cas présenté permet aussi d’apercevoir comment une problématique dominante peut, en désignant le type d’approche (ou l’extension d’enquête) qui est « méthodologiquement » le plus adéquat, enfermer le chercheur dans une vision préconstruite des choses. En l’occurrence, les débats prévalents tendent à autonomiser les aspects plus strictement économiques et politiques des problèmes de l’emploi. En s’articulant autour du chômage et des salaires, ils peuvent, suggérant une approche comptable et une mesure de leurs évolutions, conduire au choix de l’outil statistique et à son utilisation en abstraction. Par clôture du cercle méthodique, ils risquent de faire méconnaître ce que les formes mêmes de dominations et de conflits économiques et politiques doivent à des économies et à des politiques qui n’en portent pas le nom et ce que les états comptables doivent à la dynamique des interactions et des mobilisations qui, au fil des jours et à des moments critiques, donnent forme aux enjeux sociaux. Que la grève soit désignée comme politique ou économique est un élément de stratégies dont les enjeux excèdent l’un et l’autre de ces domaines.

Pour éveiller la vigilance méthodologique et l’inviter à faire la critique des déterminants sociaux des approches et des objets, il ne suffit pas de voir que l’objet est préconstruit. Encore faut-il voir que cette préconstruction, produit du jeu des forces sociales, est une des déterminations de l’objet et que l’importance, la prévalence de ces constructions n’est pas constante : si les ordres de raison économique et politique ne sont pas étrangers au surgissement et à l’échec de la grève, ils sont loin d’en rendre compte et même de prévaloir pour tous les acteurs sociaux à tous moments. La vigilance méthodologique peut d’autant moins faire l’économie d’une réflexion sur les déterminants sociaux des méthodes que celles-ci ne relèvent jamais d’un choix abstrait et que les déterminations, le plus souvent médiatisées, concernent tout autant le type d’approche et la méthode que les points de vue à privilégier. Les effets de méthode, tels que nous les avons soulignés ont donc toutes chances d’être des effets seconds et d’être d’autant moins perceptibles que sont en même temps, et souvent par des voies diverses, suggérés la forme d’approche, la méthode et les points de vue.

Quelle méthodologie ?

Faut-il alors que la prudence méthodique cherche refuge dans les approches tempérées associant aussi étroitement que possible abstraction et compréhension ? Il y a là certes une règle de méthode assez fondamentale. On trouverait sans peine des preuves de sa fécondité scientifique : n’est-ce pas dans les croisements de variables que la statistique, puissant instrument d’abstraction, a manifesté le plus clairement sa capacité heuristique et son pouvoir explicatif ? Le dialogue rival de l’analyse multivariée et de l’analyse factorielle des correspondances n’est-il pas celui de méthodes jumelles qui, dans un cas, n’opère de synthèse que pas à pas, gardant visible la pureté abstraite des variables et, dans l’autre, présente la vision synoptique de leurs interactions, l’identification des variables ne s’opérant plus qu’à travers les traces de courbes parfois incertaines ? L’étude de cas (étude de communauté ou biographie) exige d’être située, les repères abstraits de ce qu’elle laisse en dehors de son champ propre la garantissent du solipsisme, assoient la spécificité de sa dynamique sur un continuum spatial et temporel. Tout contre elle, l’approche structurale a sacrifié la dynamique des spécificités pour déployer le réseau des correspondances plus abstraites, mais aucune d’elle n’ignore les tensions qui traversent l’autre. Le contrôle croisé des deux approches est une règle de méthode qui transcende les formes quantifiées ou non des méthodes : les rapports qu’entretiennent l’entretien et l’enquête statistique, la régularité chiffrée et la monographie n’en sont qu’un aspect.

Mais la question n’est pas tranchée de savoir si ce contrôle croisé doit privilégier les formes les plus tempérées chacune ou maximiser les différences. L’administration de la preuve est plus claire dans le premier cas, mais les vertus heuristiques du deuxième ne sont-elles pas plus grandes ?

On ne peut mésestimer l’importance du cercle méthodique par lequel, à partir des régularités déjà repérées et des interrelations déjà rencontrées, on procède à des vérifications expérimentales. Dans le schéma le plus courant, on confie à l’entretien le soin de préciser, spécifier, « inventer » les hypothèses qui seront testées par l’enquête quantitative. Nous avons dit comment la faible extension du cas observé facilite, toutes choses étant égales d’ailleurs, l’approche compréhensive. Dans cette division du travail entre pré-enquête par entretien et enquête statistique de vérification, la « phase inventive » paraît associée à l’approche qualitative et plusieurs commentateurs opposent la valeur heuristique du qualitatif au quantitatif promu méthode de validation.

Il semble qu’il y ait derrière cette image beaucoup de confusion. Ni le qualitatif ou le quantitatif, d’une part, ni l’approche extensive ou l’approche compréhensive, d’autre part, n’ont le monopole des vertus heuristiques ou pouvoirs de validation. Le questionnaire passé en Andalousie a révélé, par analyse extensive des variables, un taux de chômage bien supérieur à tous ceux que donnaient les statistiques officielles et les autorités locales, découvert aussi que les variations de ce taux dans le groupe de ceux qui se disaient journaliers étaient considérables : tous les informateurs, lors de la pré-enquête, évoquaient le chômage comme problème général des « ouvriers du campo ». Un traitement de la même enquête cherchant à combiner les variables pour comprendre la sélectivité du chômage a pu révéler que si l’accès à une stabilité relative d’emploi était lié au secteur non agricole, à la jeunesse, à un niveau élevé d’instruction et à la catégorie socioprofessionnelle du père, il y avait lieu de faire l’hypothèse que cette dernière était la relation hic et nunc décisive, la jeunesse des ouvriers étant liée à la récente extension des entreprises de construction, le niveau élevé d’instruction manifestant l’orientation de stratégies familiales (une instruction minimale avait facilité l’accès du père à des emplois extra-agricoles), mais n’ayant aucune incidence directe sur l’obtention d’un travail stable dans les villages considérés. C’est l’enquête statistique qui a découvert cette relation : pour les exploitants comme pour les salariés agricoles et les organisations syndicales, l’image de la masse ouvrière primait (crainte ou espoir) ; cette relation qui mettait en cause l’homogénéité de la masse ouvrière et stigmatisait la pratique de petits patrons avait été tuée. Le « piston » nécessaire pour entrer dans les administrations, la manière dont se compromettaient les « ouvriers permanents » des grandes exploitations était par contre stigmatisée, par les ouvriers, et, par les patrons, la liberté des ouvriers qui lorsqu’il y avait du travail rompaient l’accord verbal d’embauche pour aller au plus offrant. Pour une « découverte » de ce type, il n’est pas sûr, l’hypothèse étant posée, que la validation la meilleure ne doive pas être une série d’études de cas permettant, sans coûts excessifs, une approche compréhensive de la carrière familiale, de la manière dont est tacitement admis ce mode de recrutement, c’est-à-dire à la fois accepté, légitimable, mais tu. On peut escompter que cette méthode facilite une approche compréhensive validant les relations entraperçues, rendant éventuellement possible un mode de validation quantifié d’autres relations et faisant apparaître des déterminants qui ne seront susceptibles d’aucun autre mode de validation.

Non seulement chaque approche est susceptible de faire voir des vérités distinctes, de lever des pans différents de ce qui voile les rapports sociaux, mais certains « secrets » ne sont guère accessibles selon plusieurs voies, et l’on ne peut pas toujours assigner à une méthode des fonctions heuristiques, la vérification incombant à une autre approche. Bien des domaines de la vie familiale relèvent du privé ; plusieurs interactions dans les villages andalous, plusieurs formes de dettes et de crédits (d’honneur, d’argent, de sang) sont tenues dans des zones secrètes ; elles engagent trop de stratégies fragiles, trop de gens vulnérables pour être livrées à « n’importe qui ». Confidence implique confiance, c’est-à-dire que l’homme de méthode, le chercheur, entre dans les relations de crédit (et donc qu’il sache parfois se taire). À ce type de secrets, on n’a guère accès qu’au terme d’une familiarité poussée avec telle ou telle famille, démarche caractéristique d’une compréhension comprenant l’enquêteur lui-même dans les rapports étudiés. Mais le secret a aussi d’autres contours, d’autres lieux et la force du rapport enfoui, des déterminations niées, apparaît à d’autres formes d’attention : attention aux pratiques qui dénoncent les mots, attention au non-dit et au creux des discours, à la brisure, la faille d’un instant et d’un lieu qui déchirent la pérennité affichée des pratiques et des discours. Le secret et l’intime n’ont partie liée qu’en apparence : la chape de silence qui dans les années 1970 pesait sur tous les souvenirs de la guerre civile, de silence collectif obstiné, et plus obstiné encore sur ce qui s’était passé après, en est un clair exemple. Ce n’est pas dans l’intimité d’un foyer, mais dans un bar, après boire, qu’ont été évoquées avec le plus de fulgurance les charretées de fusillés ; c’est une note de police dans une mairie qui relate la rixe entre deux ouvriers, l’un d’eux accusant l’autre d’avoir assassiné son père. La collecte extensive d’informations sur les massacres de l’après-guerre était, en 1970, impossible. Le serait-elle devenue, qu’on imagine mal d’en voir intégrer la mémoire dans les abstractions quantifiées d’une enquête statistique ou d’en mesurer l’importance à celle qu’elle occupe dans les entretiens.

La reconstitution du tissu des déterminations sociales suppose alors que soient identifiées et admises les ruptures d’information inhérentes à la diversité des modes d’approche et qu’elles soient intégrées comme telles à la représentation d’ensemble. Elle suppose aussi que soit repérable et identifiable dans sa spécificité et son exhaustivité ce que donne à voir chaque approche et méthode.

En guise de conclusion

Trois propositions peuvent être soumises à discussion.

Qu’il s’agisse de favoriser l’invention ou de valider les informations déjà connues, qu’il s’agisse de la préparation de la recherche, de la recherche en acte ou de l’élaboration du matériau recueilli, associer une approche par abstraction à une démarche compréhensive est peut-être la meilleure des garanties contre les illusions d’optique inhérentes à chaque type d’approche et contre les philosophies sociales qu’il favorise implicitement.

Cette dualité d’approche existe aussi bien dans les enquêtes quantifiées que dans celles qui n’ont pas recours à quantification. La recommandation précédente vaudrait donc pour les unes comme pour les autres, pour les moments de l’enquête relevant des unes comme pour ceux qui utilisent les autres. Mais dans la mesure où en pratique l’extension de l’objet favorise l’approche par abstraction (et la quantification) et sa restriction, une approche plus concrète (et souvent qualitative), l’extension ou la quantification de l’objet peut être a priori un indicateur du sens dans lequel doit s’exercer la vigilance méthodologique. Dans la mesure où certaines disciplines tendent à monopoliser les aspects statistiques de certains domaines, sociologiser ces domaines consistera en priorité à développer une approche compréhensive en diversifiant les points de vue et en spécifiant les relations.

La juxtaposition d’une approche en compréhension et d’une démarche abstraite, à l’échelle et avec les outils méthodologiques qui leur sont le mieux adaptés, risquerait pourtant d’être singulièrement inopérante. L’habitude assigne au qualitatif le rôle de pré-enquête, au quantitatif la fonction de vérification. Il est clair que cette division du travail risque de ne retenir de la pré-enquête que ce qui peut être transformé en données quantifiables. C’est-à-dire que l’entretien aura nécessairement une orientation extensive. Si l’on inverse, cas lui aussi très fréquent, la priorité chronologique des méthodes et que l’on demande à l’approche compréhensive d’aller voir ce qu’il en est des variations aperçues au terme d’une approche extensive (le statisticien et l’économiste envoient le « sociologue de terrain » voir ce qui se passe derrière les états comptables et les courbes), il y a toujours risque de brider la démarche compréhensive en privilégiant les aspects retenus par l’approche en abstraction.

Ces risques ne sont pas inhérents à la confrontation des méthodes quantitatives et qualitatives. On connaît bien des « théories » maniant l’abstraction avec d’autant plus de brio qu’elles schématisent plus hardiment et réduisent davantage la diversité et la spécificité des rapports sociaux. Quand on peut les confronter avec un état moins abstrait de l’approche (les entretiens cités « in extenso », les biographies, les carnets de l’observateur…), on prend la mesure de la réduction opérée par le « modèle » ou la « théorie ». Mais le lecteur peut se voir dépossédé des outils d’une critique interne lorsque le matériau est livré déjà équarri, sous forme de morceaux choisis.

Dans tous les cas on constate que tendent à prévaloir les aspects retenus par le moment le plus abstrait de la recherche. Ils prévalent d’abord, par un effet de « pure » logique, comme plus simples communs dénominateurs. Mais, qu’à cet ordre de raisons s’ajoutent ensuite les liens intimes qui peuvent exister entre ces simplifications abstraites et les diverses formes de pouvoir à distance (hiérarchique, bureaucratique, marchand…), et la prévalence se fait domination.

Se donner pour règle d’associer l’approche abstraite à la démarche compréhensive ne peut valoir que si l’on précise en même temps les priorités de la compréhension : priorité au mouvement qui va de l’abstrait au concret, priorité au moment le plus concret de l’approche qui doit, en pluralité de perspectives et de relations, excéder chacune des étapes antérieures et même leur ensemble, puisque les vertus heuristiques de cette dernière approche ne doivent pas être stérilisées par les précédentes, plus abstraites.

Si la statistique a partie liée avec l’approche en abstraction, elle n’occupe pas nécessairement le pôle le plus abstrait d’une recherche : ce n’est pas par hasard si, selon la socio-logique évoquée précédemment, les études macro-économiques intègrent plus aisément les éléments abstraits de politique — la politique économique des États par exemple — que les informations du chercheur de terrain. L’absence de quantification ne désigne pas un degré d’abstraction. Les priorités que nous venons de proposer n’assignent pas une place à la méthode statistique, mais invitent à la situer dans cette approche compréhensive de l’objet. Il serait alors plus aisé d’utiliser chaque appareil de collecte selon sa logique propre, sans masquer les failles inévitables d’un matériel hétérogène, mais en contrant et contrôlant les effets propres de chaque approche sans craindre alors d’aller jusqu’au bout des représentations de l’objet qui lui correspondent.