La source et l’objet

Les sociologues utilisant les statistiques et les statisticiens produisant de plus en plus souvent des données sociologiques, il est tentant, dans la chaleur d’un colloque interdisciplinaire, de déclarer abolie la frontière entre les deux disciplines et de célébrer la naissance d’une supra-discipline, la socio-statistique (ou la stati-sociologie, au choix). Nous voudrions montrer que, s’il leur arrive de se rencontrer et de coopérer, les deux disciplines ne risquent en aucune façon de converger et encore moins de se confondre, tant diffèrent les conditions de leur exercice, aussi bien que le type de rationalité qui les caractérisent.

Statisticiens de l’Insee et sociologues ont pourtant affaire à la même réalité : la réalité sociale ; il leur arrive même, pour étudier certains phénomènes, de recourir aux mêmes méthodes d’observation, par exemple l’analyse longitudinale. Il est intéressant, dans ces conditions, d’examiner la façon dont les uns et les autres s’y sont pris pour constituer et exploiter leurs panels respectifs. Afin de raisonner sur des données comparables, on se limitera à des panels ayant trait aux revenus et aux profils de gain au cours de la vie active.

Deux panels, deux démarches

Le département de sociologie de l’Université de l’Ohio (USA) travaille, dans le cadre du Center for Human Resource Research, en liaison avec les responsables de l’emploi dans cet état. Trois moments de la vie active posent des problèmes à la fois aux entreprises et aux individus : l’insertion des jeunes sur le marché du travail, la reprise d’activité des femmes mariées, une fois achevée la première éducation de leurs enfants, les dernières années de la vie active. Dans les trois cas, les individus éprouvent des difficultés à trouver (ou retrouver) l’emploi et le salaire qu’ils souhaitent : ceux pour lesquels ils ont été formés, ceux qu’ils ont quittés pour la maternité ou ceux qu’ils ont perdus pour cause de maladie ou de licenciement. On cherche donc à connaître dans leur détail les différents mécanismes qui permettent aux uns de s’insérer harmonieusement sur le marché du travail tandis que d’autres n’y parviennent que difficilement et d’autres pas du tout. Il s’agit de savoir de quels poids pèsent dans cette affaire l’origine sociale, le style d’éducation reçue, le bagage scolaire initial, l’expérience professionnelle, la situation de famille, les composants psychologiques, l’état de santé physique et mentale de l’individu… Offre-t-on aux femmes qui recommencent à travailler un salaire égal ou inférieur à celui qu’elles avaient avant leur congé maternité ? Cette différence ne varie-t-elle pas sensiblement selon le niveau de formation initiale ? Autant de questions — il y en a beaucoup d’autres — que les sociologues de l’Ohio estiment nécessaire de se poser.

L’insertion sur le marché du travail, la reprise d’activité des femmes ou la cessation d’activité ne sont pas des phénomènes ponctuels que l’on pourrait saisir aisément par une coupe synchronique. Il s’agit au contraire de processus qui s’étendent au cours du temps et qu’on a tout intérêt à appréhender dans leur déroulement. Les « moments cruciaux » de la carrière sont des moments longs : ils ne tiennent leurs sens que si on les rapporte à des segments de carrière plus étendus ainsi qu’aux origines sociales. On décide donc de recourir à l’analyse longitudinale. On tire quatre échantillons distincts sur la base du census américain :

  • 5 000 jeunes garçons de 14 à 24 ans ;
  • 5 000 jeunes filles de 14 à 24 ans ;
  • 5 000 femmes âgées de 30 à 44 ans ;
  • 5 000 travailleurs âgés de 45 à 59 ans.

Quatre questionnaires sont élaborés à partir des questions précédentes ; ils sont administrés pour la première fois en 1967 ; chaque individu retenu dans l’échantillon est interrogé depuis cette date, une ou deux fois par an, par écrit ou par téléphone1.

La genèse de ce panel sociologique est exemplaire : au départ un ou des problèmes sociaux ; requis pour les étudier, les sociologues transforment les problèmes en question ; ils élaborent alors des questionnaires riches de toutes les variables psychologiques, sociales et économiques susceptibles d’agir, selon eux, sur les phénomènes observés. La question préexiste ici au questionnaire ; elle commande son contenu aussi bien que la forme de l’enquête.

Tout autre, on va le voir, est la genèse du panel mis en œuvre par l’Insee pour décrire et étudier l’évolution individuelle des salaires. Les questions ne préexistent pas ici au questionnaire, elles le suivent ; les variables ne sont pas choisies par le statisticien en fonction d’hypothèses formulées sur l’objet : elles ont été définies et arrêtées une fois pour toutes par des fonctionnaires des impôts et de la sécurité sociale, près de dix ans avant que le projet d’un panel ait pu germer dans le cerveau du statisticien ; le recours à l’analyse longitudinale est moins dicté par les propriétés de l’objet à étudier que par une possibilité offerte par une astuce de sondage.

À l’origine, les Déclarations annuelles de salaires (DAS) ; les DAS, c’est chaque année 40 mètres cubes de formulaires administratifs qui rentrent, entre le 1er février et le 31 mars, dans les directions régionales de l’Insee. Remplies dans chaque établissement par le personnel des entreprises, elles contiennent des données relatives aux salaires versés à chacun des salariés présents dans l’établissement au cours de l’année précédente ainsi que quelques informations sur ces salariés : sexe, âge, catégorie socioprofessionnelle, condition d’emploi, date d’entrée et de sortie, avantages en nature, lieux de naissance, de résidence et d’emploi. Ces formulaires sont d’abord et avant tout destinés à l’administration fiscale et à la sécurité sociale ; l’Insee n’en reçoit que le quatrième carbone : il doit, à partir de ces derniers, produire des statistiques de salaire, calculer des salaires moyens et tracer des courbes de distribution. Les statistiques sont publiées chaque année depuis 1950. Les quarante mètres cubes de papier pèsent lourd sur la poitrine du statisticien : sa marge de manœuvre est faible ; il subit plus qu’il ne crée ; il n’est vraiment jamais content des chiffres qu’il produit.

C’est précisément dans l’insatisfaction professionnelle d’un statisticien qu’il faut chercher l’origine du panel de l’Insee. De 1950 à 1963, la méthode d’échantillonnage était classique : on empilait les DAS les unes sur les autres et on tirait systématiquement une ligne, toutes les dix, vingt ou trente lignes, le taux de sondage ayant varié selon les années. Simple, cette méthode avait pourtant deux inconvénients majeurs.

  • Chaque ligne correspondant à un emploi d’un individu dans un établissement donné, il était impossible de repérer les salariés ayant travaillé la même année dans plusieurs entreprises et de sommer les fractions de salaires ainsi perçues pour calculer un salaire annuel perçu. Le salaire mesuré ne correspondait donc pas au revenu salarial individuel mais plutôt à une rémunération de travail.
  • Ce principe de sondage obligeait à renouveler l’échantillon tous les ans : la mesure de l’évolution du salaire d’une année sur l’autre devenait alors très aléatoire.

Insatisfait de la méthode de sondage, le statisticien éprouvait aussi quelques scrupules à mesurer des évolutions de salaire d’une année sur l’autre en rapportant le salaire moyen de l’année

$$n + x$$
au salaire moyen de l’année n. Il n’était pas d’accord pour affirmer que la formule :

100×(salaire moyen des employés en 1965salaire moyen des employés en 1960)salaire moyen des employés en 1960=14,9%

pouvait se lire : les employés ont vu leur salaire augmenter de 14,9 % entre 1960 et 1965.

Le rapport entre deux salaires moyens ne pouvait mesurer que de façon très approximative l’évolution individuelle des salaires, pour la bonne raison que ces deux salaires moyens n’étaient pas calculés à partir des mêmes individus. Certains employés de 1970 avaient pris leur retraite entre les deux dates, d’autres sont devenus cadres moyens, d’autres ouvriers, des jeunes sont arrivés. Autant d’évènements démographiques susceptibles d’affecter sensiblement à la baisse les salaires moyens. Seule, encore une fois, une étude longitudinale permettrait de mesurer de vraies évolutions : on suivrait d’année en année les mêmes individus.

Las de ces motifs d’insatisfaction, le statisticien trouva un beau jour une solution à tous ses maux. Il modifia la méthode d’échantillonnage : au lieu de tirer systématiquement une ligne de déclaration toutes les dix, vingt ou trente, il décida que l’on tirerait désormais toutes les lignes correspondant à un ensemble d’individus définis a priori. En l’occurrence, toutes les personnes nées un même mois, une année sur deux, plus précisément celles qui étaient nées en octobre d’une année paire2.

Cette astuce de sondage était un coup de génie. Elle faisait d’une pierre trois coups3.

  • Tous les bulletins d’un même individu étant saisis une année donnée, on peut sommer toutes les fractions de salaire perçues au cours de l’année par un même individu, même si elles lui ont été versées par des établissements différents. Le salaire mesuré est bien un revenu salarial annuel ; ce qui n’empêche pas de calculer la rémunération du travail, par ailleurs.
  • L’échantillon étant en grande partie le même d’une année sur l’autre, beaucoup d’erreurs aléatoires se trouvent éliminées.
  • Il est enfin possible de procéder à une analyse longitudinale en suivant, d’une année sur l’autre, les mêmes individus et leur rémunération.

On le voit, la genèse de ce panel statistique diffère quelque peu de celle du panel sociologique : ce n’est pas ici un projet d’étude organisé autour d’un objet qui détermine le recours à l’analyse longitudinale. L’idée de panel est au contraire issue du combat que le statisticien livre à sa source : c’est un moyen d’échapper à ses contraintes et de conquérir une marge de manœuvre, en exploitant des possibilités techniques inhérentes à la source elle-même. La démarche intellectuelle du statisticien s’apparente ici au bricolage, tel que l’a décrit Claude Lévi-Strauss dans La pensée sauvage :

« … à la différence de l’ingénieur, le bricoleur ne subordonne pas l’exécution de ses tâches à l’obtention de matières premières et d’outils conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos et la règle de son jeu est de toujours s’arranger avec les “moyens du bord”, c’est-à-dire un ensemble fini d’outils et de matériaux hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment… L’ensemble des moyens du bricoleur n’est donc pas définissable par un projet ; il se définit seulement par son instrumentalité. »

Le statisticien pense ici, comme le bricoleur, à partir de ses outils (la théorie et la pratique des sondages) et de ses matériaux (la source DAS).

Plus fortes sont les contraintes de la source et plus grande doit être l’astuce du statisticien s’il veut préserver une marge de liberté à son travail et élargir le champ des utilisations de la source.

Alors que le sociologue pense et travaille à partir de problèmes, et de questions ayant trait à la réalité sociale, le statisticien est, de par son travail, conduit à penser d’abord à partir de sa source et de ses outils. Il s’agit là de démarches intellectuelles complètement différentes.

L’Insee à l’enseigne des DAS…

Soit, dira-t-on, mais les DAS représentent un cas limite ; toutes les productions de l’Insee ne consistent pas en une exploitation statistique des formulaires administratifs déjà remplis ; elles comportent aussi des enquêtes, conduites en bonne et due forme auprès des ménages. À preuve les enquêtes portant sur l’emploi, la formation et qualification professionnelle, la santé, le budget des ménages, les emplois du temps, les défavorisés, les intentions d’achat et d’autres encore.

Il s’agit d’enquêtes conçues et réalisées de bout en bout par des statisticiens : des hypothèses à la publication, en passant par l’élaboration des questionnaires, la collecte de l’information, l’établissement du plan de sondage, la définition des champs, le chiffrement, la saisie, l’information et le dépouillement. Le statisticien se retrouve alors, à l’instar du sociologue, seul maître à bord de son enquête. Et, de fait, ces enquêtes passionnent les sociologues : les variables prises en compte y sont à la fois plus nombreuses et plus sociologiques que dans les DAS : l’origine sociale, la formation scolaire, les conditions de vie, la profession détaillée, la composition du ménage, la mobilité sociale et professionnelle, le type de logement, l’épargne y sont consignés et la mise en relation de ces variables produit des tableaux d’une grande portée sociologique. La marge de manœuvre et la part d’initiative des statisticiens qui ont la charge de ces enquêtes sont bien évidemment supérieures à celles dont doivent se contenter ceux des DAS.

Cette objection est parfaitement exacte. Il reste que les uns et les autres demeurent soumis, dans leur travail, aux mêmes contraintes : leur intensité peut varier, non leur nature. Les contraintes qui pèsent sur les statisticiens des DAS s’exercent, en fait, sur le travail de tous les statisticiens de l’Insee. De ces contraintes, les sociologues sont, à ce jour, entièrement affranchis. Examinons les principales.

Trois contraintes du statisticien

L’inertie de la source

Les statisticiens passent, la source reste. Les enquêtes Emploi, Formation et qualification professionnelle (FQP) et Budget de famille sont, au même titre que les DAS, des institutions nationales# ; les agents chargés de les conduire ne peuvent en être que les servants.

Le responsable d’enquête est seul maître à bord, c’est vrai, mais au sens que ce mot a dans les compagnies aériennes : le commandant de bord d’un Airbus ne peut exercer ses fonctions que si l’on a préalablement rempli ses réservoirs de kérosène ; son appareil, il ne l’a ni conçu, ni construit ; il y est affecté un beau jour par la compagnie parce qu’il en a l’âge, les titres et la compétence ; un autre l’a précédé aux commandes, un autre lui succédera auquel il devra remettre l’appareil dans l’état où son prédécesseur le lui a confié. Il ne décide ni de l’aéroport de départ, ni de celui d’arrivée ; les escales, les itinéraires, les horaires ainsi que les détours et les excursions sont interdits, les loopings aussi.

La nécessité de publier chaque année des résultats, qui soient rigoureusement comparables à ceux de l’année ou du semestre précédents, confère à la source une grande force d’inertie.

L’interrogation auprès des ménages est une opération délicate : les réponses obtenues sont très sensibles à la façon dont les questions sont posées : leur libellé, leur ordre d’apparition, leur nombre affectent de façon très sensible les réponses et, par suite, les résultats. S’agissant de mesurer des phénomènes aussi stratégiques que le chômage, il importe que les chiffres publiés permettent de constituer une série temporelle homogène. De là qu’on préfère souvent reconduire d’année en année un questionnaire qu’on sait imparfait plutôt que d’introduire des modifications qui risquent d’affecter les résultats dans des propositions incontrôlables.

La modification d’un questionnaire implique toujours un coût considérable : il faut mettre au point la ou les nouvelles questions, procéder à une enquête pilote destinée à les tester, s’assurer que les résultats obtenus demeurent homogènes avec les précédents. Tout ceci implique un énorme travail : de nouvelles instructions aux enquêteurs, une refonte de la chaîne informatique : trente mois d’analyse programmation ont été nécessaires pour reconstruire la chaîne informatique de traitement de l’enquête Emploi, après la modification du questionnaire.

Très souvent mise en question par les utilisateurs, l’inertie des sources de l’Insee présente des avantages évidents : elle permet d’assurer, à intervalles réguliers, la production de chiffres comparables d’une enquête à l’autre ; l’industrialisation de cette production accroît la productivité.

Il ne s’agit pas ici de ne trouver que des mérites à cette inertie et encore moins d’accréditer l’idée selon laquelle les questionnaires de l’Insee seraient immuables dans leurs formes et leurs contenus et les enquêtes en cours figées pour l’éternité : des questionnaires se modifient et s’enrichissent : c’est le cas de celui de l’enquête Emploi qui comporte désormais la profession du père, la tranche du salaire et des questions beaucoup plus précises destinées à saisir les formes particulières d’emploi (intérim, stages, contrats à durée indéterminée, non-titulaires de la fonction publique…) ; des enquêtes nouvelles sont lancées. Il reste que l’innovation est rare et coûteuse, tant est considérable la force d’inertie opposée par les sources existantes.

La balkanisation de la réalité sociale

Il y a des enquêtes sur les salaires, d’autres sur l’emploi, d’autres sur les conditions de vie.

Ces enquêtes sont distinctes, elles ne sont pas conduites par les mêmes statisticiens ; elles communiquent mal entre elles. Et, pourtant, dans la vie, l’emploi, le salaire et les conditions de vie ont partie liée. On travaille pour gagner de l’argent. Cet argent sert à vivre. Les DAS saisissent et mesurent des salaires individuels, c’est-à-dire un montant annuel d’argent perçu par un salarié en un an.

Mais le salaire ainsi mesuré est coupé de ses tenants et aboutissants : impossible en effet d’étudier à partir des DAS les mécanismes de formation de salaire ; les données sur l’entreprise et son chiffre d’affaires ou sur la division du travail en vigueur dans l’établissement sont absentes de même que le nombre d’heures travaillées réellement par le salarié ; rien non plus sur sa formation scolaire et professionnelle, rien sur ses emplois antérieurs. Le salarié n’est saisi que dans son entreprise : on ne connaît pas la façon dont il dépense son salaire, la taille et la composition de la famille, le montant de son épargne, le budget de son ménage, ses autres revenus, son patrimoine, son niveau de vie, ses équipements et ses biens…

Coupé en amont et en aval de ses tenants et aboutissants, le salarié mesuré par les DAS ne constitue en aucune façon un objet sociologique. Il en va de même pour beaucoup des aspects de la vie sociale étudiés par les enquêtes de l’Insee : l’emploi, les conditions de vie, la fonction et qualification professionnelle, les revenus…

Rien d’étonnant à cela : loin d’être un centre de recherches sociologiques, l’Insee est un organisme d’État chargé de produire des chiffres susceptibles d’éclairer la gestion économique et sociale et d’élaborer les matériaux nécessaires aux travaux de prévision. Ce sont ces exigences qui expliquent la façon dont la réalité sociale est découpée par les enquêtes de l’Insee. Et, pourtant, il serait sociologiquement important de connaître pour un même échantillon d’individus représentatif au niveau national leurs emplois, leurs revenus, leurs conditions de vie, leur patrimoine, leur formation, leur logement, bref, de réunir pour les mêmes individus ce que la division du travail à l’Insee étudie de façon séparée. Les enquêtes qui se rapprochent le plus de cet optimum sont celles qui ont trait aux conditions de vie et aux budgets des ménages. Mais leurs échantillons représentatifs au niveau national sont la plupart du temps trop restreints pour que l’on puisse descendre à un niveau fin de détail.

Le primat du travail technique de production

Toute enquête auprès des individus ou des ménages implique un travail technique de production important : ce dernier devient considérable dès que l’on vise, par un sondage aléatoire, une représentativité nationale.

Il y a d’abord la gestion de la collecte. Une enquête Emploi, qui a lieu deux fois par an, mobilise 850 enquêteurs : ils doivent visiter 80 000 logements, répartis sur l’ensemble du territoire. Les 18 directions régionales sont impliquées dans l’opération : on évalue à 100 000 le nombre d’heures de travail nécessaires pour contrôler la bonne exécution de la collecte, réceptionner les questionnaires remplis, les vérifier, les classer et les chiffrer ; à 22 000 heures le temps nécessaire à la saisie de l’information. Les responsables de l’enquête ont donc pour première tâche celle de faire manœuvrer cette armée, d’en coordonner les mouvements et d’en contrôler les résultats.

De nature plus artisanale, les enquêtes des sociologues échappent le plus souvent aux contraintes engendrées par ce type d’organisation.

Il existe à l’Insee un impératif catégorique : les résultats doivent être représentatifs à l’échelon national. Les sociologues ont rarement les moyens d’y parvenir. Cette exigence de représentativité nationale engendre, dans le travail d’enquête, tout un ensemble d’opérations spécifiques qui, parce qu’elles absorbent une grande partie du temps des statisticiens, oriente leur travail dans des directions très éloignées de celles du sociologue. Sondage, représentativité, redressement, pondération, extrapolation, calage, recalage, autant d’opérations très longues et délicates qui absorbent beaucoup d’énergie.

C’est ainsi que dans l’enquête Emploi, on redresse à la fois les logements et les individus : on se sert pour caler les premiers du dernier recensement si le logement est ancien et, s’il est neuf, de la statistique des permis de construire ayant donné lieu à achèvement, telle qu’elle est fournie par le ministère de l’Équipement ; on cale les individus sur la pyramide des âges calculés par région à partir du dernier recensement. Ce travail est à recommencer et à contrôler à chaque enquête.

Autre contrainte : la nécessité de construire des « fichiers propres » susceptibles d’être mis à la disposition d’utilisateurs étrangers au service qui l’a produit : sociologues, comptables nationaux, géographes statisticiens d’autres ministères. Cet impératif n’a l’air de rien : il réclame en fait de nombreux contrôles de cohérence, de corrections d’erreurs et d’évictions d’anomalies.

Les dimensions matérielles de l’enquête et la nécessité de mettre en œuvre un personnel nombreux et décentralisé, l’impératif de représentativité nationale et la nécessité de livrer des fichiers propres constituent des contraintes qui obligent le statisticien à consacrer plus de 95 % de son temps aux tâches techniques de production de l’information, sous la forme où on lui demande de la produire.

Quelques propositions

Le statisticien est d’abord et avant tout assujetti à une source alors que la question des sources est, chez le sociologue, subordonnée à l’objet qu’il cherche à construire et à étudier. Le travail du premier consiste à établir des faits, celui du second à les construire. De là les différences de leurs métiers respectifs, mais aussi la nécessité d’une coopération.

Nous voudrions, dans cet esprit, formuler quelques propositions destinées à développer et à améliorer encore les relations existantes entre l’Insee et les sociologues. Ces propositions sont modestes : elles sont réalisables à peu de frais dans un avenir prochain.

Poursuivre et élargir la mise à disposition de fichiers Insee auprès de la communauté sociologique

Les trois enquêtes sur la formation et la qualification professionnelle (FQP) ont été successivement achetées par le CNRS à l’Insee. Gérés par l’équipe du Centre d’études sociologiques (DAS – DMA), ces fichiers ont largement été utilisés par des équipes de sociologues nombreuses et diverses. Cette expérience a été une réussite qui a dépassé — et de loin — tous les espoirs que ses promoteurs avaient pu fonder sur elle. Elle fut d’abord bénéfique aux sociologues qui disposaient ainsi de données d’excellente qualité ; ils pouvaient les retraiter directement en fonction de leurs besoins ; ils se familiarisaient, dans le contact direct, avec une source Insee. Le dialogue entre statisticiens et sociologues a gagné en réalisme : il a aussi profité à l’Insee et à la FQP. À force d’écouter les critiques et de répondre aux questions des sociologues, les statisticiens de la FQP ont mieux compris leurs exigences : les transformations et les enrichissements apportés aux questionnaires de la FQP de 1970 puis de 1977 attestent de la fécondité de ce dialogue.

Sur la base de cette expérience positive, il serait souhaitable que d’autres enquêtes de l’Insee prennent le chemin de la FQP : on pourrait, dans un premier temps, confier au CNRS le fichier de l’enquête sur les budgets des ménages de 1979. Il s’agit là d’une enquête d’un intérêt sociologique énorme puisque de toutes les enquêtes de l’Insee auprès des ménages c’est celle qui contient le plus grand nombre de variables ayant trait à des aspects différents de la vie sociale : composition de la famille et conditions de vie, emploi et formation des différents membres du ménage… Pourquoi ne pas mettre à la disposition du CNRS la version de la bande qui est à la disposition de tous les observatoires régionaux de l’Insee ?

Organiser de petites enquêtes cogérées par des statisticiens et des sociologues

Plus que dans les colloques, c’est dans le travail commun que sociologues et statisticiens peuvent le mieux coopérer. Ils ont tout intérêt à conduire ensemble des enquêtes sur le terrain, chacun apportant à l’autre ce qu’il lui manque. Il pourrait s’agir d’enquêtes locales, de portée limitée, où collaboreraient des statisticiens de la direction régionale de l’Insee et des sociologues de l’université voisine. Une expérience de ce type a déjà été menée, avec succès, à Amiens (Desrosières et Gollac, 1982). Il serait intéressant de reconduire ce type d’enquêtes dans d’autres régions lorsque les conditions locales s’y prêtent. L’opération est peu coûteuse, la coopération sur le terrain est fructueuse puisque, d’un côté, le statisticien veille à ce que la qualité de l’enquête respecte les normes Insee et, de l’autre, le sociologue est libre de construire à sa guise l’objet et le questionnaire, en y intégrant l’ensemble des dimensions sociales et économiques qui lui semblent pertinentes. L’intérêt de ces enquêtes locales tient aussi à ce que la distance entre le terrain et les responsables d’enquêtes est réduite : derrière le questionnaire, il y a l’individu concret qu’on peut toujours aller trouver et écouter. L’environnement économique peut être saisi concrètement…

L’enquête Contact avec autrui, conduite par un sociologue au sein de l’Insee, avec la collaboration de l’Ined, s’inscrit également dans ce genre de coopération à promouvoir.

Établir des ponts entre les sources Insee

Les sources statistiques de l’Insee constituent par définition des ensembles autonomes centrés sur des aspects très particuliers de la vie sociale : l’emploi, le salaire, le budget. La prudence statistique conduit souvent les plus rigoureux à ne jamais mêler des résultats originaires de sources différentes.

Le sociologue a toujours regretté ce parti pris. Lorsqu’on tente la comparaison, les résultats sont beaucoup plus encourageants que l’on croyait. C’est ainsi qu’on a cherché à connaître les liens qui existaient entre le salaire individuel et le niveau de vie (Baudelot et Choquet, 1981). On a pour ce faire exploité l’enquête sur les revenus fiscaux des ménages dans une optique nouvelle. On s’est alors aperçu que la distribution des salaires individuels, donnée par l’enquête Revenus, n’était pas très éloignée de la courbe des DAS : ces deux courbes sont même confondues au-dessus du deuxième décile. Il était donc possible de faire correspondre un ou des niveaux de vie à chaque niveau de salaire individuel.

Cette mise en communication des sources devrait être poursuivie afin de lutter contre le morcellement des objets. On pourrait par exemple faire communiquer les DAS, l’enquête Revenus et l’enquête sur les budgets de famille. On saurait alors comment les ménages organisent leur budget, en fonction des niveaux de salaire de leurs ménages, et la composition de leur revenu…

Il faudrait aussi — mais c’est un immense travail — faire communiquer des sources ayant trait aux ménages et aux individus avec les sources ayant trait aux entreprises4.