Steven Feld est un ethnomusicologue et musicien étatsunien spécialiste des Kaluli de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Son œuvre compte autant d’ouvrages académiques que de disques d’enregistrements, dont le célèbre CD Voices of the Rainforest (Feld, 1991 – en collaboration avec la communauté Bona de Bosavi) qui restituait une journée typique des Kaluli sur le plan sonore, en rendant l’ensemble des sons perceptibles dans diverses situations plutôt qu’en en détachant un type (des voix, des chants d’oiseau, etc.) auquel les autres serviraient d’arrière-plan. Il y a beaucoup de manières et autant de jolis prétextes pour lire le récent La recherche comme composition paru aux Presses du Réel, composé du texte de deux « films-conférences » de Steven Feld, d’une introduction riche et dense des éditeurs du volume, Jonathan Larcher et Damien Mottier, et d’une postface de l’anthropologue Florence Brunois-Pasina. On peut déjà le lire en tant que première traduction en français d’un de ses livres1et donc comme une porte d’entrée dans une œuvre importante, largement reconnue en ethnomusicologie et au sein des sound studies. Mais encore en tant que ce « livre » représente une forme originale de recherche-création (une « œuvre intermédia », écrivent Larcher et Mottier), impliquant tant la création de concepts que celle de méthodes d’enquête et de retranscription de l’enquête. Et puis il y a peut-être, d’abord et surtout, le plaisir de la lecture, de se laisser guider en un voyage poétique à l’écriture personnelle, particulière et engagée. Le commentaire de ce travail original et ambitieux m’amènera à formuler quelques remarques plus générales à propos du sonore dans les méthodes et approches des sciences humaines et sociales.
Ce voyage déjà se réalise en compagnie de poètes : les poète⋅sses Kaluli qui ont été les principaux soutiens des enquêtes de Steven Feld en Papouasie-Nouvelle-Guinée, celles et ceux qu’il a rencontré⋅es lors de ses enquêtes suivantes ou qu’il a lu⋅es. Une poétique s’en dégage, jamais autonomisée mais toujours accompagnée de son « iconographie sonore » (celle de la forêt pour ce qui concerne les Kaluli), véritable « ponctuation » des poèmes, pour reprendre les mots de Florence Brunois-Pasina en référence à la poétesse Marina Tsvetaeva. Ce voyage avec Steven Feld se présente comme une balade tout à la fois poétique et anthropologique, suggestive à défaut d’être toujours pleinement convaincante. J’y reviendrai, mais à la lecture l’ethnographe peut rester sur sa faim quant au matériau empirique utilisé de manière rapide et elliptique, par exemple lors de la très belle scène du groupe d’enfants qui accompagne ses débuts sur le terrain et qui corrige systématiquement l’orientation de son microphone afin qu’il puisse enregistrer des oiseaux situés hors de portée visuelle (p. 35).
La première balade, « Acoustémologie. Écouter des histoires d’écoute », fonctionne comme un retour sur un parcours d’enquêtes et d’élaboration de son principal concept : l’acoustémologie, ou selon Larcher et Mottier les « épistémologies acoustiques, c’est-à-dire des manières acoustiques de savoir et d’habiter le monde » (p. 11). C’est ce type de savoirs que Feld met en évidence avec les attitudes correctrices des enfants à son égard. En inventant ce mot-valise, il invite à « insister sur le potentiel du savoir acoustique, du son comme condition du savoir et pour savoir, de la présence et conscience soniques comme des forces puissantes qui façonnent la manière dont les gens donnent sens à leurs expériences. L’acoustémologie signifie une exploration des sensibilités soniques, plus particulièrement des modalités par lesquelles le son est essentiel à la fabrication du sens, au savoir, à une vérité de nature empirique » (Feld, 2020, §19). Cette première balade passe longuement par les Kaluli de Papouasie-Nouvelle-Guinée, initiateurs ou passeurs du concept, avant de migrer en Europe par la médiation des cloches d’animaux ; enfin direction Accra au Ghana via des crapauds – ce qui tend à montrer qu’on trouve un peu partout des acoustémologies.
Parmi ces pérégrinations, celle, initiatique, avec les Kaluli est particulièrement importante, car elle dessine la formation du concept d’acoustémologie, de ses déclinaisons et des méthodes associées. Un ethnomusicologue débarque, se fait guider dans la forêt par des enfants pour enregistrer des oiseaux, puis au fur et à mesure des rencontres avec ses informateurs et informatrices, il commence à comprendre à la fois ces savoirs sonores et la façon de les restituer par l’enquête : rencontre avec Yubi (p. 36 sqq.) qui lui a appris le lien si intime entre les oiseaux et les chants de la communauté, puis avec Ulahi (p. 40 sqq.) qui ajoute à ce diptyque les rivières et leurs cours, entremêlés à ceux des chants et des oiseaux. Le monde du chant kaluli auquel il accède est interdépendant du milieu sonore de la communauté ; l’enregistrement des chants ne peut se faire en studio mais forcément in situ, ce qui lui fait parler par exemple de « performance conjointe d’Ulahi et de l’espace sonore du ruisseau » (p. 47).
Une première remarque à propos du trajet général de cette balade : le passage par les cloches fait transiter par l’Angelus (1859) de Millet (p. 56-57) ce qui, dans le contexte des travaux sur le sonore, me fait penser à un autre tableau, Les moissonneurs (1565) de Bruegel l’Ancien, cœur de l’argumentation d’un fameux article de Tim Ingold (1993) : à savoir des moissonneurs bruyants d’un côté, pris dans des activités multiples et les faisant sonner (c’est l’argument d’Ingold, j’y reviens), et de l’autre côté un Angelus quasi mutique… La question sous-jacente ne se limite pas à l’esthétique visuelle ; elle a directement trait aux analyses proposées par l’un et l’autre. Alors que Feld en reste à la dimension patrimoniale des cloches, sans s’intéresser directement aux activités occasionnées, Ingold mobilise le tableau pour exposer sa théorie dynamique du taskscape, « paysage des activités » fondé sur la dimension sonore du social, en dialogue contradictoire avec la notion de soundscape (paysage sonore). La seconde remarque sur cette première balade est liée : plus loin (p. 73), évoquant ses observations dans les villes ghanéennes, Feld retrouve précisément le « dynamisme du son » avec les mobilités et les différents modes de transport comme avec la musique. Il me semble qu’il aurait pu aboutir plus tôt à cette direction importante, en suivant la piste du taskscape d’Ingold ou d’autres similaires – je pense particulièrement à l’épistémologie pragmatiste du sonore, issue principalement de John Dewey et à partir de laquelle j’ai moi-même travaillé à une théorie des affordances des événements (Pecqueux, 2012). Dit autrement : le taskscape d’Ingold place d’emblée l’anthropologue au centre des activités (sonnantes), là où le paysage sonore porte une perspective plus « contemplative » et essentialiste ; l’acoustémologie représente déjà une critique du paysage sonore, mais pourrait la porter plus loin et sans doute plus directement.
La seconde balade, « Hearing Heat. Une acoustémologie anthropocénique », plonge dans un nouvel itinéraire, moins guidé par une notion ou un parcours cette fois, que par une thématique : la chaleur ; et un animal « sonnant » de celle-ci, la cigale. Cet itinéraire fait passer par la Papaousie-Nouvelle-Guinée à nouveau, avec Ulahi qui improvise « pour, avec et à propos des cigales » (p. 94) ; par le Japon, du côté tant du cinéma d’Ozu que des haïkus de Basho et Yayu, ainsi que du Mémorial de la Paix à Hiroshima ; et enfin par la Grèce de Iannis Xenakis. Ce nouveau trajet n’est pas aisé à suivre ; il commence par ancrer un propos théorique autour de la chaleur dans le contexte de l’anthropocène, entremêlé à un tube de R’n’B, avant de se diriger vers les trois terrains : Papaousie-Nouvelle-Guinée, Japon, Grèce. Trois destinations qui offrent autant de réponses à la question : « quelle est la chaleur que j’entends ? » (p. 115). Le choix d’ouvrir cette balade avec le hit de Martha Reeves and the Vandellas Heat Wave n’est pas anodin ; il répond presque à la balade précédente qui s’achevait avec les musiques urbaines du Ghana. C’est un geste fort de prendre ces sons « impurs » (des musiques populaires, des chants de cigale) pour base d’une enquête sur les sons de l’anthropocène, un anthropocène que certaines chercheuses comme Donna Haraway ou Vinciane Despret re-baptisent volontiers parfois phonocène (voir particulièrement Despret, 2019 – phonocène en tant que le plan sonore contient à la fois les sons « polluants » d’un capitalocène nous conduisant dans le mur, et les sons d’une sensibilité à raviver). De tels choix éloignent de toute recherche d’une pureté ou d’une normativité sonores comme on en entend parfois dans les sound studies où peuvent se retrouver valorisés des sons « naturels », au détriment des bruits « urbains » (c’est typiquement le cas pour l’opposition entre « sons hi-fi » et « sons low-fi » chez Murray Schafer, 1979). Larcher et Mottier le soulignent aussi en notant combien l’anthropocène est un « terrain miné par les stéréotypes sonores de la catastrophe, de l’effondrement et de la ruine, ou au contraire ceux de l’enchantement d’une nature encore sauvage et préservée des méfaits de l’ère industrielle » (p. 23) – telle cette nature qui a resurgi dans les oreilles des urbain⋅es confiné⋅es par la pandémie de COVID-19 en 2020.
Pour comprendre le mouvement opéré dans cette balade, je détaille un peu ce que Feld fait à son premier terrain, à partir duquel il construit un récit qui démarre avec sa rencontre en 1976 avec la chanteuse Ulahi : elle se réalise avec un brusque changement de température qui met en « voix » des cigales alentour. C’est alors un chemin en commun, avec Ulahi (et plus largement les Kulali) et les cigales que Feld nous fait emprunter, jusqu’à sa lecture d’un tract écologiste des décennies plus tard (p. 99-100) qui met en avant les savoirs des cigales dans le changement climatique. Ce trajet en devient plus clair : dans le même geste que Donna Haraway (2019), il est question d’explorer des liens entre des « espèces compagnes », de voir où mène leur coexistence tant dans les arts et l’improvisation musicale que dans la lutte contre le réchauffement climatique ; de saisir comment circulent les savoirs des uns et des autres. Au Japon et en Grèce, la lecture se poursuit avec des pérégrinations similaires – les cigales, la chaleur et la poésie en guise de trait d’union.
Je reviens sur une critique formulée ci-dessus : ce serait manifester une lecture par trop rapide ou trop conventionnelle de ce livre que de lui reprocher de ne pas emporter l’adhésion anthropologique par manque de matériau empirique. Ce n’est pas son propos, ni (peut-être surtout) sa matière, encore moins sa forme. Il est important ici non seulement de rappeler que ces deux balades sont des « films-conférence », pensés comme des œuvres intermédia par Steven Feld, mais aussi de mesurer ce que cela implique concrètement. Par là, ce qui apparaît donc comme le texte d’un livre doit être reçu aussi comme le script de cette œuvre, accessible en ligne sur le site Vimeo. En outre, de nombreux enregistrements sonores sont disponibles sur le site Youtube et signalés au fur et à mesure dans le livre.
Entamer « Hearing Heat » par le visionnage intégral du clip de Martha Reeves, écouter un enregistrement sonore d’oiseaux dans l’obscurité de la dense forêt Papaousie-Nouvelle-Guinée, etc. : tout cela ne renforce pas seulement la portée poétique du texte / script, mais en outre amène à mieux contextualiser ce dont il est question, à en faire une expérience plus proche des perceptions en situation. Quant à savoir s’il s’agit d’une simple illustration ou si cela enrichit véritablement la lecture, le mieux est de laisser les lectrices et lecteurs se faire leur propre opinion. Cela donne enfin une meilleure mesure et compréhension du travail de Steven Feld, qui s’exprime tout autant par la composition (musicale et filmique), que par le texte. Ce choix de publier ces films-conférence en guise de premier livre en français de Feld s’avère par conséquent un pari à la fois audacieux (pour ce « texte » qui n’en est pas strictement un) et pertinent pour saisir l’étendue de sa palette technique.
Face à un objet livre, comme à chaque fois, se repose la question du medium à partir du moment où il contient des liens vers des sites internet et du contenu en ligne, mais des liens par définition non cliquables ; des QR-codes flashables ne formeraient-ils pas des solutions plus pratiques à la lecture (même si leur pérennité, tout comme celle des URL, est loin d’être garantie même à court / moyen terme) ? En miroir, on peut regretter que l’article traduit dans les Cahiers de Littérature Orale (Feld, 2020) ne contienne pas d’extension sonore dans la version en ligne ; certes, il s’agit d’une traduction d’un article de 1996, mais puisque traduction il y a, et remise au goût du jour d’un article ancien, la question se pose – d’autant plus avec un auteur aussi ouvert aux questions d’intermédialité. Formulé autrement : il me semble tout à fait possible et souhaitable d’écrire sur la musique en sciences sociales sans en faire écouter (et cela vaut pour la musique comme pour les autres objets : nous ne sommes pas constamment en train d’emmener nos objets avec nous pour faire des présentations scientifiques) ; la spécificité du travail (et des intentions) de Feld mérite cependant qu’un travail éditorial s’y ajuste. Reste la question : peut-on lire ce livre comme l’objet non augmenté qu’il est de prime abord ? Sans nul doute, même si cette expérience de lecture se sait incomplète.
Pour continuer sur cette dimension, la définition de l’enregistrement sonore par Feld fournit une bonne prise pour penser les multiples dimensions de l’écriture, ou plutôt de la composition ; en effet, il conçoit l’enregistrement « comme une technique de médiation, créative et analytique, nécessitant autant de métier, de montage et d’articulation que l’écriture » (p. 15). Cette proposition fait en outre le lien avec les passionnantes questions d’enquête ethnographique que ce livre ouvre et avec lesquelles je souhaiterais clore ce compte-rendu – non sans lancer quelques pistes plus générales. Pour cela, je prends pour point de départ la distinction proposée par Larcher et Mottier entre l’« enquête sur le son », qui se satisfait d’une simple « écoute avec des oreilles » (typiquement : l’auteur de ces lignes) ; et un Steven Feld (et d’autres) qui ne se contente pas de cette posture et « travaille (aussi) avec l’audio », ce qui implique cette fois une écoute « avec un casque branché à un microphone » (p. 16-17).
Avec la définition précédente de l’enregistrement, il est important de souligner que ces éléments prennent place dans une section de la préface de Larcher et Mottier intitulée : « Le microphone comme oreille ethnographique » (p. 15-18). Ils font par là écho à l’expression de James Clifford en introduction à Writing Culture (Clifford, 2011), où la promotion d’un paradigme non plus visuel mais discursif / textuel des cultures lui fait notamment interroger ce qu’il en serait d’une oreille ethnographique – au regard des innombrables théorisations sur le regard ethnographique. Depuis 1986, cette question est assez largement traitée, mais observons de plus près (ou tendons l’oreille à) la proposition de Feld, car elle peut en partie dérouter de prime abord. En effet, elle consiste dans le fait de poser l’appareillage par le microphone et par le casque comme condition de cette oreille. En comparaison, imagine-t-on une seule seconde des théoricien⋅nes imposer pour le regard ethnographique des outils allant du monocle au microscope, en passant par les jumelles ou l’oculomètre ? On pourrait assurément rire de telles propositions…
Pour autant, l’expression synthétique de Larcher et Mottier, « le microphone comme oreille ethnographique », est une juste présentation de la perspective de Feld, qu’on retrouve presque mot pour mot, par exemple dans la première balade : « La recherche de la connaissance dans et par le son débute par l’écoute amplifiée » (p. 46-47). Une telle affirmation fait bien du microphone la condition de l’oreille ethnographique. Le processus tel que Feld le conçoit se poursuit ensuite par l’enregistrement sonore, puis par le « playback » (l’écoute différée), ensuite le « feedback » (l’écoute commentée avec les informateurs et informatrices)2, enfin le montage. Ce processus englobe dans un même geste et l’acoustémologie et la composition qui lui est associée ; il interroge sur le statut de l’ethnographie, ses visées descriptives et analytiques : qu’est-ce qui est entendu, au quotidien ou non, par qui, dans quel but, avec quel appareillage, etc. ? Si une des grandes qualités de la notion d’acoustémologie selon Feld est de faire des connaissances par le son qu’elle recouvre un savoir non de l’anthropologue mais des enquêté⋅es, quel savoir et quelles oreilles sont impliquées dans le processus de composition ?
Ici, il est crucial de bien détailler (autant que possible) l’approche de Feld, sinon on pourrait le taxer d’une forme de dualisme, ou d’élitisme concernant cette oreille ethnographique. Il y aurait ici deux situations type : d’une part, celle de la très belle scène initiatique avec les enfants dont j’ai déjà parlé, ces derniers corrigeant à l’oreille nue le bras hésitant de l’ethnographe désireux d’enregistrer des oiseaux invisibles et dirigeant son micro dans leur direction supposée. Dans un tel cas, l’acoustémologie correspond aux savoirs ordinaires, incorporés, non appareillés (Feld parle d’ailleurs d’habitus à ce moment, p. 34) sur les sons des membres ordinaires d’une société / culture, et pour cela il suffit d’« oreilles accordées localement » (p. 33). Du côté de l’ethnographe, pour rendre compte de ces savoirs, à nouveau aucun besoin particulier, si ce n’est des prises de notes (éventuellement également des enregistrements ou des photographies ordinaires) : toutes traces qui pourront être compilées, analysées, etc., jusqu’à la mise en évidence d’un savoir sonore particulier – en l’occurrence la localisation des oiseaux. D’autre part, l’acoustémologie recouvrerait d’autres situations, celles de composition sonore et intermédia de Feld, c’est-à-dire celles avec ses interlocuteurs et interlocutrices privilégié⋅es, parmi lesquel⋅les je dénombre Yubi, compositeur (p. 36) ; Ulahi, compositrice (p. 40) ; Kiliye, petit-fils de musicien (p. 50, 52). Là, l’acoustémologie se fait autrement experte ; les oreilles mobilisées sont préférentiellement casquées, et ce sont des oreilles déjà finement aiguisées, sollicitées pour la composition, en vue d’une esthétique.
Ces différentes oreilles, celles des membres ordinaires d’une société et celles de ses membres les plus affûté⋅es sur le plan sonore, surmontent bien toutes deux la rupture épistémologique, conformément à ce qu’affirment Larcher et Mottier (p. 21) : ce sont des oreilles auxquelles l’ethnographe attribue une autorité non sujette à remise en question. Mais, pour autant, leur statut diffère assez grandement. Tandis que les premières ne sont que de passage, les secondes s’engagent beaucoup plus avec Feld, comme les éditeurs le notent, jusque dans une « co-esthétique » (p. 20)3. Dans le premier cas, on se situe dans une ethnographie des savoirs ordinaires ; dans le second, dans une recherche-composition ou recherche-création au sein de laquelle, si ethnographie il y a, ce serait celle des musiciens Kaluli ou de la poétique Kaluli – ce n’est pas tout à fait la même chose, et il me semble important de soulever ces questions, de chercher à détricoter ce que le texte et plus largement le dispositif intermédia nous rendent disponible. En ce sens, s’il est bien question à chaque fois d’oreilles ethnographiques, il faut les mettre au pluriel : reconnaître qu’elles peuvent prendre différentes formes, être appareillées ou non notamment. Et derrière ces précisions, il y a aussi la nécessité de reconnaître qu’ethnographie ne renvoie pas à la même chose dans les deux cas : dans la première situation, il est question d’ethnographie des savoirs (sonores) ordinaires ; dans le second, d’une ethnographie des savoirs (sonores) experts, et de la part de recherche-création que seule cette ethnographie semble pouvoir charrier avec elle.
Les discussions que je propose ici sont pour moi très intimement4 liées à la qualité et à l’importance du travail de Steven Feld, des éditeurs et de la traductrice de ce livre, à sa façon (sans doute attachée à sa poétique première) de nous inviter à dialoguer avec lui. Une dernière, en guise de conclusion, concernerait non plus l’ethnographie, mais des questions plus générales portant sur la perception et les savoirs associés. Peut-on ainsi (même pour les seuls besoins temporaires de l’analyse) séparer un organe perceptif, l’oreille, et lui associer des savoirs spécifiques ? En d’autres termes, peut-on vraiment parler de « hearing heat », ou ne faudrait-il pas plutôt se donner pour objet d’enquête une « ambient heat », et la mise au jour du paquet de savoirs hétéroclites, souvent imbriqués, qui lui donnent sens et consistance ? Cette question porte également avec elle quantité de choix méthodologiques…