Au sein des sciences sociales, Gurvitch est un météore difficile à saisir. De par son approche interdisciplinaire, il ne s’en remet pas au paradigme d’un champ de recherche spécifique et opère toujours un balancement entre les disciplines : le droit, la philosophie et la sociologie forment chez lui le « tripode d’une réflexion pluridisciplinaire1 ». Dans cet entrelacs, le concept de droit social est un fil conducteur, traversant ses œuvres depuis ses écrits de jeunesse2 au Traité de sociologie3. Toutefois, les œuvres portant expressément sur les conceptions relatives à la théorie générale du droit social se concentrent entre 1931 et 1935 – Le temps présent et l’idée du droit social ; L’idée du droit social ; L’expérience juridique et la philosophie pluraliste du droit4. Il faut en sus ajouter La Déclaration des droits sociaux5 initialement publiée en 1944 à New York.
Gurvitch, né en 1894 dans l’Empire russe et mort en 1965 en France, a été le témoin des révolutions sociales qui traversent l’Europe de son temps. Il fut un acteur de la révolution soviétique, un observateur attentif de la République de Weimar, des soubresauts d’une démocratie industrielle française du début des années 1930 et du New Deal de Roosevelt6. Plusieurs fois contraint à l’exil, entre l’URSS et la France à la suite de ses critiques du pouvoir bolchevique, puis entre la France et les États-Unis en 1940, menacé par le régime de Vichy, il se méfie de l’État et de son droit et conserve cette position critique dans ses travaux théoriques. Le droit social est un concept central chez Gurvitch, il ne peut être analysé sans prendre en compte ces aspects biographiques.
En effet, dès 1918, Gurvitch participe au soviet de l’usine de locomotives de Putilov à Saint-Pétersbourg. A posteriori, il souligne qu’avant l’avènement au pouvoir des communistes, « ceux qui […] organisaient [les soviets] étaient pénétrés […] des idées proudhoniennes7 ». En tout cas, l’influence de Proudhon sur Gurvitch est majeure et il embrasse son idéal autogestionnaire. Son engouement pour les expérimentations démocratiques dans les usines est clair, si bien qu’il désire « Tout le pouvoir pour les soviets ! » et l’exprime dans un article en russe8. Son expérience de la société russe révolutionnaire marque la spécificité de Georges Gurvitch dans toutes les périodes de son œuvre, ce qui fera dire à Claude Lévi-Strauss :
C’est dans cette confrontation entre une position philosophique franchement avouée et une expérience concrète vécue que Gurvitch découvre une possibilité de surmonter le conflit traditionnel de la pensée sociologique. On est autorisé de croire que cette expérience concrète représente le véritable fondement de sa contribution, et qu’il lui donne sa valeur originale, en même temps que sa profonde signification9.
Dès le début des années 1930, Gurvitch se consacre pleinement à l’analyse du droit social tant dans l’histoire des idées que dans les pratiques communautaires. Gurvitch n’est l’inventeur ni du terme ni du concept : l’objectif de ses thèses de 1931 et 1932 est de systématiser les conceptions relatives à un droit naissant dans la société et de restituer la genèse historique d’un concept développé depuis l’humanisme de Hugo Grotius (1583-1645), jusqu’à la période contemporaine. Dans Le temps présent et l’idée du droit social, il propose une analyse des phénomènes sociaux issus des mondes ouvriers français, allemand et anglais entre 1920 et le début des années 1930. Il apporte une contribution intellectuelle personnelle en reliant l’analyse d’un certain type de communauté humaine à la génération d’une forme de droit spécifique naissant spontanément dans la société et traduisant des valeurs différentes de celles du droit fixé d’avance provenant des organes de l’État.
Le droit social est un droit spécifique qui entre en contradiction avec les catégories établies du droit positif de source étatique (celui principalement étudié dans les facultés de droit) et avec l’individualisme juridique comme unique fonction du droit. En s’appuyant sur l’exemple des communautés traduisant l’autogestion ouvrière (les conventions collectives nées spontanément, les conseils d’usine, les règlements d’atelier, les conseils nationaux économiques, etc.10), Gurvitch observe des formes juridiques traduisant des rapports de coordination entre les individus et de convergence d’intérêts qui ne correspondent pas aux relations contractuelles ou, plus généralement, aux canons du droit individuel. Ces rapports juridiques fondés sur des liens de solidarité permettent de penser un droit où la liberté de l’individu « est conciliable avec l’intérêt du groupe social11 ». Il s’agit bien ici de l’objectif principal de Gurvitch qui cherche à revoir l’organisation générale du droit au regard de ces rapports collectifs hors domination, un droit spontané qui aménage la relation entre les individus et un groupe.
Ce point de vue se résume dans le transpersonnalisme, une conception éthique particulière ouvrant une troisième voie entre l’universalisme – recherchant une vérité, ou une idée universelle qui lierait l’humanité et l’individualisme – pensant la société et le droit formés par et pour les individus. Le transpersonnalisme conçoit dans le même mouvement l’individu et le groupe : l’individu est pénétré par le groupe et inversement, ils jouissent d’une égale dignité.
Ainsi, les pratiques communautaires sont analysées par Gurvitch comme les fondements d’un droit spécifique, alternatif au droit individuel, qu’est le droit social. Pour le saisir, il faut nécessairement observer une communauté de personnes qui cherche à faire vivre une activité en commun, penser simultanément le groupe et les individus en tant que des sujets de droit, avec un objectif général d’endiguement de la domination de l’homme par l’homme12. Le droit qui s’applique à l’intérieur de chaque communauté peut ainsi permettre l’autogestion, au sens qu’en donne Proudhon13. Ainsi, la communauté active représente l’infrastructure du droit social (I.), et le rapport permanent entre communauté réelle et construction juridique permet un droit sans domination (II.).
Le droit social tel que systématisé par Gurvitch présente des lacunes et des limites14 qui peuvent être pour partie éclaircies par une analyse croisée avec la pensée contemporaine des communs, notamment concernant le droit de propriété (III.).
Gurvitch analyse les différentes manières d’être ensemble en fonction du degré de participation des membres dans un groupe. Il caractérise le degré de fusion en fonction du rapport des membres à ce qu’il nomme le « nous », terme désignant l’activité commune au groupe. Schématiquement, il distingue trois grandes catégories de groupe : la masse, la communauté et la communion15. La masse représente le degré le moins fort de participation à l’activité d’un groupe : chaque membre peut y être remplacé, sans nuire à l’identité ni à l’existence du groupe. La communion représente le degré le plus intense de participation à l’activité du groupe qui peut aller jusqu’à une certaine forme de sectarisme dans les cas les plus poussés. Catégorie intermédiaire, la communauté est formée par un rassemblement d’individus autour de valeurs et d’activités communes : on peut y observer une volonté collective et des intérêts communs. C’est à ce degré de participation que se situe le droit social. Autrement dit, le droit social est la forme de droit adaptée à l’organisation juridique interne des communautés.
Lorsqu’une communauté est active, une œuvre à accomplir en commun justifie l’union des membres16. Pour Gurvitch l’activité créatrice devient la source primaire du droit social, autrement dit, l’infrastructure du droit social. Le droit et la communauté, par un seul et même acte, s’engendrent mutuellement ; ils fondent leur existence l’un sur l’autre. Ni l’un, ni l’autre ne préexiste, ils sont « inséparables dans leur existence et leur validité17 ». Pour désigner ce rapport constant entre communauté active et droit, Gurvitch a recours au concept de « fait normatif ». Il s’agit d’une réalité sociale active (élément factuel) légitimée par les valeurs juridiques qu’elle incarne et qu’elle rend efficientes (élément normatif).
Si le fait normatif matérialise des rapports d’union, c’est-à-dire des liens de solidarité, le rassemblement des volontés individuelles vers le même objectif (ou idée d’œuvre18), Gurvitch parle plus spécifiquement de « fait normatif d’union », fondement spécifique de la force obligatoire du droit social19. La communauté représente pour ses membres une autorité qualifiée et impersonnelle parce qu’elle incarne des valeurs positives, autrement dit parce qu’elle réalise une certaine définition de la justice partagée par tous les membres. L’autorité doit être réellement efficiente dans le sens où les membres d’un groupe s’inclinent devant une valeur, sans nécessairement y être contraints20.
C’est à partir de ce type de rassemblement spontané d’individus autour d’une œuvre commune que le droit social se forme et qu’il permet une organisation juridique sans domination d’un individu sur un groupe ou d’un groupe d’individus sur un autre groupe.
Gurvitch se fonde sur des exemples concrets traduisant la spontanéité inhérente au droit social, notamment les manifestations de la démocratie industrielle. Ainsi, la convention collective prend une place majeure dans ses œuvres. Il y voit l’expression d’un ordre juridique spontané et indépendant de celui de l’État, car, les conventions collectives naissent à l’origine « hors de toute norme légale fixant le cadre de la négociation ou gouvernant son résultat21 ». En France, dès la fin du xixe siècle, et souvent à la suite d’un conflit de travail, des conventions sont conclues, engageant à la fois les travailleurs et le patronat. Elles reposent d’abord sur un groupe social de travailleurs ayant une œuvre commune à accomplir, négociant avec le patronat et engageant les parties, mais aussi, individuellement, tous les membres du groupe et, encore, les tiers. Il y voit une forme de droit social organisant le droit interne d’une usine, fondé sur une communauté active détenant un pouvoir collectif qui n’a pas été conféré par le droit de l’État (avant 1919).
Le droit social est une forme de droit dont la fonction est d’intégrer objectivement des individus dans une communauté. En d’autres termes, il s’agit d’organiser juridiquement la vie commune des membres d’un groupe, en ayant recours à un droit spontané pétri par des valeurs de justice reconnaissant une valeur juridique égale au groupe et à chacun de ses membres. En droit, ces valeurs transpersonnelles se matérialisent en ce que des droits subjectifs sont garantis aux membres, tout autant que le pouvoir est social et donc immanent à la communauté.
C’est en cela que le droit social se distingue nettement du droit individuel dans le sens où il ne repose pas sur des relations hiérarchiques, mais sur la solidarité et la collaboration. Sont exclus du champ du droit social les groupes régis par un principe de domination, refusant l’intégration objective des membres et représentant un organisme hiérarchiquement supérieur aux membres. Ces derniers s’intègrent dans le groupe de manière objective : l’intégration n’est pas le fait d’une volonté commandante et personnifiée, elle provient directement de l’autorité du fait normatif, c’est-à-dire de l’action d’union. L’objectif étant d’endiguer la domination induite par le droit, le droit social ne peut pas fonctionner dans le cadre d’une organisation transcendante et supérieure à ses membres.
Pour saisir pleinement ce qu’est le droit social, plusieurs éléments forment sa définition :
Les sujets du droit social sont des communautés fonctionnant en tant que personnes collectives complexes22 : les membres du groupe conservent leur personnalité partielle et des compétences individuelles ne pouvant s’exercer que collectivement, en collaboration. Il existe un droit social subjectif dont les individus sont le sujet, même si ces droits n’existent que dans le cadre de leurs rapports juridiques concernant la vie intérieure du groupe : règles régissant la répartition des compétences dans le groupe, la détermination des organes, des rangs, des compétences, un droit à la participation, à l’adhésion, un droit de sortie du groupe23.
Concernant les modalités concrètes d’organisations internes de la communauté, Gurvitch estime que le principe démocratique est essentiel : « Le droit social ne peut avoir d’autres réalisations que la démocratie24. » Somme toute, la démocratie est le droit social dans son organisation ; la souveraineté du droit social est la démocratie. Les membres des groupes sont invités à participer à la détermination des normes qui s’appliquent à eux, à être la source de leur droit. Ces éléments permettent d’étendre le recours aux procédés démocratiques pour l’organisation économique et, pourquoi pas, dans une dimension contemporaine impensée par Gurvitch, à d’autres secteurs de la vie humaine : démocratie culturelle, sociale, écologique, etc.
Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que le droit social naît, certes, spontanément dans la société, mais que toutes les formes spontanées de communautés ne correspondent pas aux valeurs transpersonnelles. Aussi, la démocratie à l’intérieur des groupes sociaux, notamment économiques, est une lutte, une revendication, voire un idéal. Dans le contexte du sortir de la Seconde Guerre mondiale, la lutte est, selon Gurvitch, celle qui refuse le féodalisme économique, l’oligarchie financière des banques, le développement du technocratisme. Gurvitch y voit autant de blocages à l’instauration d’un transpersonnalisme à base démocratique et à l’autonomie collective25. L’analyse du fonctionnement interne des groupes sociaux sujets de droit social est aussi un plaidoyer pour un renouveau démocratique, qui a connu ses limites et qui explique aussi que la pensée de Gurvitch soit progressivement tombée en désuétude. Toutefois, le thème des communs, refaisant surface dans les sciences humaines, permet de relire le concept de droit social dans une optique contemporaine. Le droit social est un droit particulièrement adapté pour la gestion d’un bien en commun, notamment grâce au concept de propriété sociale, ou propriété fédéraliste, directement dérivé du droit social.
Aujourd’hui, les communs ne sont non plus pensés selon la seule définition des biens accessibles à tous, car il s’agit plutôt de ce qui fait l’objet d’une mise en commun par le biais de la production de règles spécifiques collectives pour les prendre en charge et les affecter à un but commun. Il est avant tout affaire d’institution dans le sens où il s’agit « d’un espace institutionnel délimité par des règles pratiques élaborées collectivement26 ». Ainsi, le principe démocratique est inhérent aux communs, dans le sens d’une coparticipation de tous les membres d’une communauté à leur propre gestion. Le fonctionnement démocratique n’est pas « une exigence abstraite, mais une condition de possibilité des communs27 ».
La question sous-jacente est celle d’une institution en commun qui ne reproduirait pas la domination du groupe sur les individus ou bien d’un individu sur le groupe. En s’appuyant sur les concepts de Gurvitch, la notion de transpersonnalisme permet de sortir de ces oppositions. L’institution d’une démocratie transpersonnelle est rendue possible par un recours au droit social. Les pistes pour une mise en commun à base démocratique impliquent de revoir l’idée même de droit, qui ne doit plus être pensé uniquement comme un ordre de subordination et de limitation extérieure des libertés, mais plutôt comme un moyen juridique de construction collective. En cela, le concept de droit social correspond directement aux besoins d’une gestion en commun.
Aussi, les recherches de Gurvitch sont animées par un questionnement : comment modifier intrinsèquement le droit de propriété pour endiguer la domination qu’il engendre ? À son sens, il s’agit de désindividualiser la propriété en attribuant ce droit à un sujet collectif dans le but qu’il soit contrôlé par les groupes et les individus, ce qui lui confère un caractère fédératif. Le droit de propriété est donc limité par les décisions collectives.
La propriété fédéraliste est le pendant économique de la question politique de la gestion interne d’un groupe, répondant du droit social. La logique générale est assez simple puisqu’il s’agit d’asseoir le pouvoir et la propriété sur des sujets non-individuels, contrairement à un individu simple ou une personne morale agissant comme un individu agrandi. Ainsi, les titulaires du pouvoir et du droit de propriété doivent être pluralisés pour répondre au besoin des communs.
Bien que Gurvitch soit un auteur du « monde d’avant28 » et que sa pensée connaît des limites29, ses concepts semblent bien être des incontournables de la pensée contemporaine portant sur les communautés, le droit de la société et l’organisation en commun. Ils donnent des outils théoriques permettant une critique du droit positif et des conceptions qui le sous-tendent, tel l’individualisme juridique. Ils sont aussi des outils pratiques à destination des communautés désireuses de s’organiser pour une gestion en commun. Ainsi, relier droit, communauté et gestion commune ouvre la possibilité de penser le droit comme une ressource elle-même commune.
Garance Navarro-Ugé
Mots clés : Communs#, Démocratie#, Droit individuel#, Droit social#, Propriété fédéraliste#, Propriété individuelle#, Transpersonnalisme#